En bref
Au juste, Docteur, comment fonctionne le cerveau du joueur d'échecs ?
En 1972, à Reykjavik, Boris Spassky avait déclaré : « Les échecs, c'est comme la vie ». Le 10e champion du Monde affrontait Bobby Fischer. Le Challenger américain était maître dans l'art de la déstabilisation. Il avait répliqué : « Les échecs, c'est la vie ! » Après quoi, le plus précis des deux, psychologiquement, avait gagné le fameux Match du Siècle.
Près de 30 ans après, à Brissago, la raison du plus fort, mentalement, a décidé du sort du titre. En l'occurrence, c'est la volonté de vaincre du Russe Vladimir Kramnik qui lui a permis de battre Peter Leko. Le Challenger hongrois était peut-être le mieux préparé, techniquement, mais son psychisme a failli. Et donc, comme l'avait compris intuitivement Fischer, « les échecs, c'est la vie », avec ses actes de bravoure, ses joies, ses faiblesses... ses défaites, et ses décisions insensées.
Où se situe la faille ?
Jeune diplômé en Physique de l'Ecole polytechnique de Zurich, Flavio Conti s'était spécialisé en Neurologie. Il avait une passion dévorante, les échecs, qui ne l'a jamais quitté. A près de 60 ans, ce praticien renommé est considéré, aujourd'hui, comme l'un des meilleurs experts de son pays sur les questions relatives au cerveau.
Avant d'approfondir cette réflexion, il faut encore préciser que le Docteur Conti intervient au niveau de « la réhabilitation neurologique des patients ayant eu des lésions, à savoir des problèmes de circulation cérébrale et des hémiplégies à la suite d'attaques ». Sa méthode de rééducation est fondée sur la cognition, soit « la pensée, l'attention et l'analyse des informations. Le but est de reconstruire le mouvement, précise-t-il, en basant ce processus de reconstruction sur une interaction constante et consciente avec le monde, et non par de simples stimuli. A partir de l'analyse des informations, le patient interagit consciemment ».
La méthode du Docteur Conti s'est inscrite dans la continuité des recherches approfondies menées par le professeur italien Carlo Perfetti. Elle est reconnue en Europe pour son efficacité. A titre d'exemple, alors même que se disputait le match de Brissago, son plus célèbre patient était le ministre italien Umberto Bossi. Le leader de la très controversée « Ligue du Nord » avait été victime d'une attaque cérébrale en mars 2004. Le nom de la clinique où il était soigné était alors tenu « top secret ».
Une IRM pour comprendre
Maintenant, la question qui nous préoccupe est la suivante : à Brissago, le résultat du match était-il déjà inscrit en germes dans le cerveau des duellistes ?
En soumettant Kramnik et Leko à une IRM (Imagerie à Résonance Magnétique), avant le début des hostilités, puis après la conclusion du match, le neurologue suisse aurait-il pu découvrir, par exemple, où se situait la « faille psychologique » ayant tétanisé Leko au moment de porter l'estocade !? Le Hongrois avait notamment raté une balle de match dans la 12e partie... et Kramnik avait sauvé son titre en gagnant la 14e et dernière : cf. Le risque, une affaire de goût !
Voici le premier élément de la réponse délivré par Flavio Conti : « L'aspect psychologique, en effet, exerce une influence importante. Il y a des déséquilibres personnels, liés à la vie privée, et des émotions qui jouent un rôle naturel en influant sur le système expert de la personne. Au cours d'une partie, comme dans la vie, le joueur confronte ce qu'il voit avec ce qu'il a déjà vu par le passé. Il revit des situations, et les analyse en réorganisant des zones et des régions très précises de son cerveau ».
A ce jeu de la puissance de l'esprit mise en action, le mieux préparé, techniquement, n'est pas nécessairement le plus apte à prendre les bonnes décisions, en pratique. A Brissago, un titre de champion du Monde était en jeu, et le cas typique de Peter Leko en a été la plus tragique des illustrations.
Flavio Conti : « Il me paraît impossible de vouloir façonner des génies. »
Cher Docteur Conti, à quelle époque avez-vous appris à jouer ?
J'ai appris le jeu assez tard, à 16 ans, avec un ami qui est devenu lui aussi médecin. Nous étions au collège de Lugano. Très vite, je me suis mis à beaucoup jouer en club, à tel point que mon père a craint que je pratique trop, au détriment de l'école. Mais j'ai su marier le plaisir avec les études. Déjà, j'avais compris que les échecs étaient une forme de fable de la vie, qu'ils étaient quelque chose de supérieur.
Comme Fischer, croyez-vous que « les échecs, c'est la vie » !?
A ce jeu, on a toujours l'illusion d'être très puissant. Et c'est effectivement une aventure qui a toutes les composantes de la vie. Il y a un point de départ. Après quoi, il vous faut affronter des situations nouvelles, qui relèvent d'une forme d'indéterminisme. Et surtout, le jeu reste très moderne, ce qui offre un parallèle utile avec l'étude des systèmes complexes. On ne peut en définir toutes les composantes d'une manière linéaire. C'est pourquoi il est impossible de comparer le jeu humain avec la programmation, qui n'est qu'un arbre avec une certaine profondeur de calcul.
Le mode de fonctionnement des ordinateurs reste très éloigné d'un système intelligent aussi admirable que celui de l'homme. Par exemple, on ne peut pas prévoir le choix de l'ouverture, pas plus que l'on ne peut envisager la sensibilité du joueur à un moment donné, même si l'on connaît parfaitement son style. C'est pourquoi les échecs ne sont pas une mathématique pure !
Selon vous, quelle est la part réelle de la psychologie ?
Comme je vous l'ai dit, la psychologie, en général, a une influence importante. Le joueur revit des situations. Il les analyse en réorganisant certaines zones très précises de son cerveau. Les degrés d'importance de ce processus diminuent à mesure que l'on s'approche en profondeur d'un certain cur de la position ! On considère que ce qui différencie les Experts, c'est leur capacité à analyser un certain nombre de « curs », suivant le nombre de variantes et de sous-variantes prises en ligne de compte.
Sur le plan pratique, cette confrontation est basique. Il y a une comparaison entre les données actuelles et les données semblables ou approchantes déjà traitées dans le passé. C'est ainsi que le binôme Victoires/Défaites s'explique de manière implicite ! Instantanément, l'expert se dit qu'il lui faut rejeter cette variante, car elle n'est pas bonne. Il sait qu'elle le conduira à la défaite... mais il ne sait pas pourquoi !? C'est ce qui nous permet de dire que l'implicite se découvre et s'approfondit...
Mais il reste toujours une part de mystère, car le temps d'analyse n'est pas infini. En outre, réduire ce champ à une relation basique Anatomie/Contenu est trop simpliste. L'Imagerie à Résonance Magnétique a révélé que ces informations sont distribuées dans de nombreux endroits du cerveau. Au niveau temporal, plus précisément, où elles sont traitées dans les zones profondes, jusqu'au cortex cérébral.
Qu'est-ce qui différencie le champion de l'amateur ?
Le joueur moyen est très conscient, très présent. Il analyse tout ! Les experts travaillent avec leur cerveau d'une manière radicalement différente. Quand quelqu'un pense, il ne pense pas toujours de la même manière. Cela dépend du niveau avec lequel il travaille. L'expert travaille plus naturellement de manière automatique. Il travaille sur des schémas de positions, à partir d'un patron de reconnaissance. Ce processus s'opère dans le cerveau droit, qui est très important pour analyser en profondeur. On retrouve ici notre idée de la confrontation des données.
L'expert compare la nouvelle position à traiter avec la multitude de situations approchantes qu'il a déjà analysées. Il combine des milliers de micro-schémas, impliquant par exemple le couple Cavalier-Fou, ou encore la structure de pions. Pour vaincre ou perdre, au niveau Expert, les possibilités sont infinies. C'est pourquoi les GMI abandonnent plus vite que les amateurs... L'expert n'espère plus !
Plus précisément, où s'opère ce processus ?
Cet abandon si caractéristique des échecs est une décision typique prise par le cerveau frontal, qui est la zone où se prennent les décisions. Ce cerveau frontal, c'est le Super Cerveau ! Il analyse, tranche et décide en dernier ressort. A un moment donné, c'est comme s'il stoppait le flux des informations qui lui sont transmises. La décision a été prise et rien ne peut plus la changer... d'où des décisions parfois justes, fausses, voire héroïques ! C'est là que se situent les limites de la vie...
Existe-t-il un modèle universel ?
Face à l'inconnu, il est vrai que les experts cherchent en permanence à se rapprocher d'une position connue. C'est l'une des stratégies de vision générale, typique de tous les experts, qu'ils soient joueurs d'échecs ou non. Toutefois, chacun à sa propre méthode ! Il existe des parallèles, mais il y a aussi des différences liées à la structure des cerveaux, qui ne sont pas les mêmes... Si un joueur a débuté à 4 ans, il a une organisation du cerveau « au but à atteindre » (à savoir gagner !), qui est forcément différente de celui qui a débuté à l'âge de 10 ans [on pense ici à Victor Kortchnoï, qui regretta toute sa vie d'avoir commencé à jouer sérieusement alors qu'il était déjà adolescent].
Un paramètre essentiel entre ensuite en ligne de compte. C'est celui de la plasticité du cerveau. Avec l'Imagerie, on voit très bien les différences entre un enfant ayant appris la musique à 4 ans, et un autre ayant appris les échecs à 4 ans. Il en est de même pour qui a appris la musique ou non. Par exemple, l'organisation des doigts et de la main est bien plus évoluée chez un violoniste...
A une autre échelle, c'est pareil pour Kramnik et Leko. Après un mois de combat intense, il est certain que les cerveaux de ces deux joueurs ont été transformés ! Ils ont vécu une expérience nouvelle, dont nous aurions pu voir les traces, si nous avions réalisé une IRM avant le début du match, et une autre après.
Par ailleurs, croyez-vous que l'on puisse « construire des génies », en leur inculquant un modèle analytique dès le plus jeune âge ?
Aux échecs, on constate déjà qu'il y a plus de connexions liées avec l'exercice de résoudre des problèmes complexes. Les échecs sont une gymnastique mentale ! Il y a la vitesse de réaction, la capacité à interagir, car il faut analyser très vite les informations reçues. Parfois, les décisions sont extraordinaires, d'autres fois, elles sont désastreuses. Mais les échecs ne seront jamais un bon indicateur de la qualité humaine. Comme l'a montré le cas de Fischer, il est typique des génies d'être catastrophiques dans les associations de la vie de tous les jours. Par ailleurs, il me paraît impossible de vouloir façonner des génies.
En terme de phrénologie, on sait désormais que si l'on peut faire accomplir quelque chose à quelqu'un, on restera toujours dans la moyenne. On ne touchera jamais au génie !
Mais alors, quel est le secret des Super écoles de champions ?
Sachez qu'au final, c'est la personnalité de l'homme qui fait la différence. Tout simplement, parce que dans cette complexité infinie, tous les cerveaux experts ont la capacité de rajouter les dernières informations. Ils savent aller en profondeur et sentir le langage, comme le ressenti du toucher ! Le spécialiste analyse tout en bloc. Grâce à la plasticité de son cerveau, il intègre facilement les nouvelles informations et délivre sa réponse, y compris lors de l'analyse de ses parties, au terme desquelles il conserve seulement les solutions globales ayant un sens !
Lors de la partie, cette analyse des informations dans l'espace s'opère (de manière abstraite) entre le Pariétal droit et le gauche, et cela par rapport à ce que les yeux ont déjà vu.
L'abstraction des experts construit des espaces qui sont au-delà du tri-dimensionnel. Ils y intègrent la mémoire, l'espace culturel, le danger, le temps ou encore la situation psychologique de leur adversaire. Et également, si celui-ci a joué en fonction de cette grille d'analyse. C'est la qualité de cette sublimation qui fait les grands joueurs d'échecs... Pour autant, le génie de l'homme, c'est la liberté ! Et le moteur de l'évolution, n'est-ce pas, c'est la différence.
Cette interview avait été publiée initialement dans la revue Europe-Echecs.