En bref
Premier grand maître islandais, candidat au titre mondial et ancien président de la Fédération internationale, Fridrik Olafsson nous a quittés le 6 avril 2025 à 90 ans. Nous présentons nos condoléances à ses proches, et un hommage lui sera rendu dans notre prochaine revue.
Par Vincent Moret
Fridrik Olafsson est assurément le père des échecs islandais. Il fut le premier grand-maître du pays. Tout un symbole, il a obtenu son titre en 1958 lors du tournoi de Portoroz, tout comme Bobby Fischer, en réalisant le même score que lui après l’avoir battu.
Il retrouvera l’Américain au tournoi des Candidats l’année suivante en Yougoslavie et parviendra à le battre à nouveau. Par la suite, leur amitié a sans doute été déterminante pour l’obtention de l’organisation du match de Reykjavik et pour le choix de Fischer de finir sa vie en Islande après avoir acquis la nationalité en 2005.
Olafsson faisait d’ailleurs partie des personnalités islandaises qui avaient plaidé pour que l’asile politique soit accordé à l’ancien champion du monde. Fort du succès du match de 1972, Olafsson deviendra en 1978 le quatrième président de la FIDE. Sous sa présidence, il parviendra à gagner contre Karpov, le champion du monde de l’époque, lors du tournoi de Buenos Aires en 1980.
En l’honneur d’Olafsson, l’Islande a institué depuis 2012 une journée nationale des échecs le 26 janvier, le jour de son anniversaire. Il avait soufflé le 26 janvier 2025 sa 90e bougie, en cette année du centenaire de la fédération islandaise. Tout un symbole.
Extrait du dossier sur l'Islande, publié dans la revue d'avril d'Europe Échecs
Par Georges Bertola
Nous vous proposons de redécouvrir l'entretien de Fridrik Olafsson avec Georges Bertola, publié dans le numéro de juillet 2018 d'Europe Échecs.
Georges Bertola : Lors du tournoi de Zürich 1959, vous rencontrez Kérès, ce géant de l’histoire des échecs. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
Fridrik Olafsson : Paul Kérès était mon héros lorsque j’avais dix ans et je ne pouvais alors m’imaginer de le rencontrer un jour. Je l’ai vu pour la première fois aux Olympiades d’Helsinki en 1952. Il jouait au premier échiquier de l’équipe soviétique. J’ai écrit la préface du livre qui a été publié en Estonie longtemps après sa mort Paul Kérès Photographs and Games. Je donne mon opinion au sujet du championnat du monde de 1948 dans ce livre. Je peux vous dire que Kérès m’avait confié qu’il avait été dissuadé au plus haut niveau de lutter pour s’emparer du titre en 1948 tout en servant les intérêts de l’Union Soviétique.
En 1960 à Mar del Plata en Argentine, vous obtenez une bonne 4e place derrière le duo devenu légendaire Spassky/Fischer. Pouviez-vous imaginer à ce moment-là que ces deux joueurs seraient opposés dans un match qui allait devenir le « match du siècle » ?
Oui, évidement c’était une possibilité. Toutefois pour la petite histoire, nous étions les seuls, Spassky, Fischer, Bronstein et moi, à ne pas venir du continent sud-américain. Souvent nous nous rendions ensemble à la plage pendant les loisirs que nous offrait le tournoi. Spassky et Fischer s’entendaient très bien et je pense que personne, à cette époque, ne pouvait avoir le moindre soupçon qu’ils allaient se rencontrer dans le « match du siècle ».
Cette même année, toujours en Argentine à Buenos Aires, avez-vous été interpellé par la présence d’un joueur quelque peu oublié, qui aurait pu défier Alekhine ? La deuxième guerre mondiale mit un terme à ce projet mais il eut le privilège de battre à la fois Capablanca et Fischer ?
Erich Eliskases, un joueur très solide de la vieille école, l’école viennoise ! J’ai gagné plusieurs fois contre lui mais ses grandes années c’était avant-guerre et elles étaient derrière.
En 1961, vous obtenez une bonne 3e place au Mémorial Alekhine. Jouer contre un ex-champion du monde comme Smyslov, était-ce une expérience qui représentait un enjeu particulier ?
J’ai battu Karpov à Buenos Aires en 1980, champion du monde en titre, alors que j’étais président de la FIDE, ce qui est unique, je crois ! Pour revenir à Smyslov, à cette époque le titre n’était pas trop important, j’avais déjà joué contre lui lors du Tournoi des Candidats. Les meilleurs jouaient souvent ensemble et le niveau était assez égal.
En 1962, vous participez à l’interzonal de Stockholm qui voit le sacre de Bobby Fischer qui devance les meilleurs Soviétiques de 2,5 points. Les Russes vont alors se liguer contre lui pour lui barrer la route du championnat du monde au Tournoi des Candidats de Curaçao. Il arrêtera de jouer pendant plusieurs années dans les tournois internationaux. À l’époque comment analysiez-vous la situation et notamment l’attitude de Kérès. Ce dernier tentait de défendre la position des Soviétiques pour réfuter la thèse du complot ?
Je ne suis pas si sûr que les Soviétiques se soient intentionnellement ligués face à Fischer. Pour moi, même si dans les apparences ceci pouvait apparaître comme la réalité, c’était plutôt le fait qu’ils venaient du même pays et parce qu’ils étaient solidaires, mais le résultat est le même.
Le deuxième président de la FIDE, le Suédois Folke Rogard, était comme vous avocat. Était-il un modèle qui vous a incité à prendre des responsabilités au sein de la FIDE ?
Non, c’était encore trop tôt. Je suis devenu président en 1978 et c’est le 3e président de la FIDE et ancien champion du monde, Max Euwe, qui m’a incité à présenter ma candidature mais il a demandé également à Gligoric de le faire.
En 1969, vous obtenez la 5e place à Wijk aan Zee, distancé d’un point par le patriarche des échecs soviétiques, Botvinnik. Est-ce votre unique rencontre sur l’échiquier ?
Oui. En tout cas, il jouait pour faire nulle ! Lorsque Botvinnik jouait pour la nulle, il était difficile de faire autrement. C’était toutefois l’un de ses derniers grands tournois (Botvinnik cessera la compétition après le tournoi de Leiden en 1971) et il était en tête. Je pense qu’il était très satisfait de son résultat.
En 1971, vous brillez à Wijk aan Zee en partageant la deuxième place derrière Viktor Korchnoi. Vous faites mieux que résister face à la génération Karpov avec des victoires sur Hübner, Andersson et le partage du point avec le talentueux Brésilien Mecking. Comment perceviez-vous cette nouvelle génération ?
Oh, certes ils devaient respecter les anciens... Je me souviens surtout de ma partie contre Andersson, 106 coups, elle a duré trois jours ! Au deuxième ajournement le coach suédois m’a fait remarquer : « Mais enfin, vous aller tuer le bébé ! ».
1972, le « match du siècle ». Vous étiez témoin et avez publié un livre sur le duel Spassky-Fischer. Au début des années 70 Fischer semblait invincible, avez-vous été surpris par le résultat ?
Si on regarde les parties, je pense que Fischer a mieux joué mais ce match avait aussi une dimension psychologique sans précédent. Je suis convaincu que lorsque Fischer a refusé de jouer pour ensuite accepter de poursuivre dans la salle annexe, inaccessible au public, il s’est mal comporté. J’ai eu l’occasion de parler avec Spassky à de nombreuses reprises et il m’a avoué que c’était vraiment à ce moment-là qu’il a commis une grosse erreur. Ceci a donné un avantage à Fischer sur le plan psychologique et son jeu s’en est ressenti.
Spassky aurait facilement pu refuser cette demande qui était une insulte à son égard mais il craignait que le match ne soit annulé à cause de l’attitude de Fischer. Le président Max Euwe avait dit plusieurs fois que le match était terminé. Spassky était en droit, après que Fischer ne se soit pas présenté à la cérémonie d’ouverture, fait retarder le match et perdu par forfait dans la deuxième partie, de mettre un terme à la poursuite du match. Toutefois, Spassky voulait absolument jouer et il a accepté toutes les fantaisies, les caprices de Fischer de peur qu’il se défile comme une anguille et quitte l’Islande.
Vous devenez président de la FIDE en 1978 en succédant à Max Euwe, exchampion du monde. Vous aviez comme adversaire notamment le GMI yougoslave Gligoric. Comment avez-vous remporté cette élection ?
C’est difficile à dire. Gligoric était le représentant d’un régime communiste et, à mon avis, c’était un point négatif pour lui. C’est en tout cas une hypothèse car les pays de l’Europe de l’Ouest ont voté pour moi. C’était avant tout une affaire politique et ce qu’on nommait alors le tiers-monde, le continent sud-américain, les Caraïbes et l’Afrique, étaient représentés par le Portoricain Rabell Méndez. Au premier scrutin très serré, Méndez a obtenu 31 votes, moi 30 et Gligoric 29 et ce dernier a été éliminé. Au deuxième tour, j’ai obtenu les votes de Gligoric et c’est comme cela que j’ai
gagné l’élection.
Vous êtes à la tête de FIDE lors du match de 1981 opposant Karpov à Korchnoi. Avez-vous négocié pour faire libérer le fils de Korchnoi du goulag ?
Oui c’est vrai, j’ai essayé de faire sortir son fils, son épouse et sa belle-mère de l’URSS. Korchnoi revenait toujours sur cette question pour créer des problèmes. Il accusait Karpov de détenir sa famille en otage et prétendait que, s’il le voulait, il pouvait facilement les faire sortir. Je me suis rendu plusieurs fois à Moscou pour en discuter avec les autorités afin qu’ils libèrent sa famille.
Votre éviction en 1982, au profit de Campomanes, est-elle donc la conséquence de ce geste ?
Oui, certainement. Il ne faut jamais offenser le lion mais je suis fier de l’avoir fait. Ce qui est la cause principale de mon éviction est que, lorsqu’ils ont refusé de libérer sa famille, j’ai repoussé le début du match d’un mois. J’avais accordé ce délai pour que les Russes changent d’avis mais ils ne l’ont pas fait.
Cette attitude honorable vous a donc coûté la présidence ?
Oui, j’ai agi selon mes convictions en laissant parler mon coeur. Les Russes m’avaient toutefois promis qu’ils libéreraient la famille de Korchnoi et je leur ai fait confiance. Ils l’ont fait finalement mais après le match. Par contre, j’ai été déçu lorsque, plus tard, j’ai appris que Viktor n’avait pratiquement rien fait pour aider sa famille réfugiée en Suisse.
Il n’y a eu, à ce jour, que six présidents de la FIDE alors que la FIDE fêtera son 100e anniversaire en 2024.
Quel regard portez-vous sur vos successeurs ? De nos jours, l’image de la FIDE est loin de rallier tous les suffrages... (cette interview date de 2018, ndlr)
Que pourrais-je dire ? J’étais probablement le dernier président honnête. Ce n’est pas moi qui le dis mais les gens. Après, les choses se sont détériorées avec beaucoup d’affaires de corruption. (NDLR : ses prédécesseurs : Alexander Rueb (1882-1959) président de 1924 à 1949, Folke Regard (1899-1973) président de 1949 à 1970) Max Euwe (1901-1981) président de 1970 à 1978. Ses successeurs : Florencio Campomanes (1927-2010) président de 1982 à 1995 et Kirsan Ilyumzhinov (né en 1962) président depuis 1995)
Si vous deviez désigner une des plus grandes figures de l’histoire des échecs du 20e siècle ?
Une question difficile. Si je dois choisir une personnalité que j’ai beaucoup appréciée, je citerais Paul Kérès.
Aujourd’hui il y a un nouveau champion du monde exceptionnel... Que vous inspire Carlsen ?
Il a beaucoup de points Elo ! Je ne le connais pas beaucoup mais Carlsen me fait une bonne impression et est bien dans son rôle du champion pour promouvoir l’image du jeu d’échecs dans le monde.
À l’issue de l’entretien, j’étais subjugué par sa modestie, son objectivité et son sens de l’honneur. Un grand Monsieur.