Interview de Viktor Korchnoï

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En bref

Lors du mémorial Tal, la légende vivante Viktor Korchnoï, nous a accordé une superbe interview (traduite en français). Il nous parle de sa carrière, de ses matchs du championnat du monde, du KGB, et de plein d'autres choses encore... 20 minutes à ne manquer sous aucun prétexe !

Ma première question sera pour présenter votre longue et fantastique carrière...

Je suis né, il y a 76 ans dans une ville qui n'existe plus, elle même dans un pays qui n'existe plus. La ville s'appelait Leningrad et le pays était l'Union soviétique (qui a été créée en 1922 et enterrée en 1991.) Je n'ai jamais été un enfant prodige. Je progressais chaque année, petit à petit... je n'y arrivais jamais du premier coup. Je suis devenu maître international à l'âge de 23 ans et j'ai obtenu le titre de GMI à 25 ans. J'avais le badge numéro 17, ce qui signifie que, depuis la naissance de l'URSS, j'avais été le 17ème joueur soviétique à devenir grand-maître ! Combien y-a-t-il de grand-maîtres aujourd'hui dans la seule Russie ? On me dit : "Oh, à peu près 130". Eh bien à mon époque, j'ai été le 17ème !Ensuite, je suis devenu champion d'URSS à ma 8ème tentative ! J'ai concouru pour la 1ère fois en 1952 et j'ai remporté mon premier titre en 1960. J'ai gagné pour la quatrième et dernière fois en 1970.A l'époque de mon premier titre, je jouais de façon étrange : j'étais essentiellement un défenseur. Et ça me réussissait bien. Et puis un jour, je me suis dit que le style d'un joueur d'échecs se devait de correspondre à son caractère. Peut-être qu'il peut avoir des succès avec un style qui ne lui correspond pas mais alors, il n'est pas cohérent avec lui-même. Je me suis alors demandé : "est-ce que je passe ma vie à me défendre ? Non, pas du tout ! Je suis toujours prêt à m'exprimer, à attaquer tout le monde..." (Viktor brandit alors les poings en sautillant sur son siège comme un jeune homme.) Alors je me suis mis à changer, non pas mon caractère mais mon style. C'est arrivé quand j'avais autour de 55 ans. J'étais à l'étranger et certains grands-maîtres ont dit que je jouais alors les échecs les plus intéressants de toute ma carrière, et peut-être les plus intéressants des grands-maîtres de l'époque. Peut-être... Mais j'ai eu la malchance de combattre pour le titre mondial quand j'avais déjà 45-47 ans. J'avais déjà dépensé beaucoup d'énergie dans diverses compétitions, puis pour changer mon style de jeu... Et la façon la plus facile d'expliquer pourquoi je ne suis pas devenu champion du monde c'est "Brejnev ne m'a pas autorisé" (rires.)

Le même Brejnev (ou les gens qui travaillaient avec lui) ont aussi combattu Kasparov lors de ses matches contre Karpov. Mais Kasparov a réussi à surmonter les difficultés et à devenir champion du monde. Mais j'étais plus âgé que lui. Et mon style, mon jeu n'étaient pas aussi séduisant que celui de Kasparov. Et puis j'avais des insuffisances. Des insuffisances psychologiques qui m'ont empêché de parvenir jusqu'au sommet. Et puis aussi, j'écris très mal. J'ai vu des joueurs très négligés dans leur apparence, comme Mikhaïl Tal, mais qui rendaient des feuilles de parties impeccables en deux exemplaires ! Mon Dieu ! En ce qui me concerne, on a du perdre une bonne centaine de mes parties, au début de ma carrière, tout simplement parce qu'on n'arrivait pas à me relire !

Bref, je ne suis pas parvenu à devenir champion du monde. Le match le plus intéressant a été évidemment celui de Baguio, contre Karpov en 1978. J'avais réussi à revenir à 5 partout...

C'était 5-2, au début...

Oui, c'était 5-2, et j'ai réussi à gagner une partie après l'autre, jusqu'à l'égalité. Et là, j'ai perdu la dernière partie. La 32ème. Et mon équipe, ils ne trouvaient rien à dire, ils étaient tellement désolés : "Pourquoi Dieu n'a-t-il pas permis que tu gagnes ce match ?" Un ami m'a envoyé un télégramme de Genève : "Désolé. Dieu est communiste." (rires.)

Comment vous sentiez-vous, après avoir gagné pratiquement trois parties à la suite et finalement, avoir perdu le match ?

Je n'avais pas fait exprès de perdre. Bien sûr, je me sentais mal. Mais 12 ans plus tard, Mikhaïl Tal, qui avait été un des secondants officieux de Karpov essayait de rétablir de bonnes relations avec moi. Et lors des olympiades de Novi Sadr en 1990, en présence de nombreux spectateurs, Tal a dit : "nous avions peur car nous pensions tous que si tu avais gagné, tu risquais d'être éliminé physiquement. Tout était près pour ça." Le seul témoin, c'était Tal qui m'a dit : " tu aurais été tué". Voilà.

Tout était près pour ça ! Et de l'autre côté, Karpov avait trouvé une villa aux Etats-unis, avec l'aide de quelques-uns des supporters. En cas de défaite, il ne serait pas retourné en Union soviétique ! Il avait déjà sa villa aux USA ! Mais en même temps, tout était prêt, avec l'aide de Dieu, c'est-à-dire du dictateur Ferdinand Marcos, pour me tuer. Ca se passait en 1978.

Mais je n'ai pas fait exprès de perdre. J'ai perdu parce que Karpov a bien joué. Et Dieu tout-puissant a considéré qu'il valait mieux que je continue à divertir des milliers de joueurs d'échecs plutôt que de me faire tuer après cette partie. Voilà ce qui s'est passé.

Et vous jouez toujours. Vous avez joué, il y a quelques jours, le match Yougoslavie-URSS. Comment ça s'est passé ?

Ah oui... C'était intéressant. Le match de la nostalgie. L'URSS et la Yougoslavie l'une comme l'autre n'existent plus. On a organisé ce match. Et ce qui est remarquable, c'est que les plus forts joueurs yougoslaves sont tous en vie. Tous ! Gligoric, Ivkov, Matanovic : ils sont tous venus. Mais pour la plupart, les meilleurs joueurs soviétiques sont morts. Ca montre simplement que la vie quotidienne en Yougoslavie était beaucoup moins dure qu'en Union soviétique. Dans notre équipe, il manque Kerès, Geller, Petrossian, Tal, Stein, Boleslavski... Tout le monde est mort ! Mais les Yougoslaves, ils ont joué. Bien ou mal, mais ils ont survécu. (rires.)

Qui l'a emporté ?

On a gagné. Mais en fait, les hommes ont fait match nul. Les deux jours. Deux joueurs ont eu un score positif : moi (contre Gligoric) et Vorotnikov et deux autres ont perdu. Et nos femmes ont gagné deux parties. C'est tout.

Tout le monde se pose la même question, y compris moi : comment trouvez-vous encore l'énergie à votre âge ?

D'abord il est clair que le cerveau humain peut fonctionner normalement, qu'on ait 10, 20 ou 80 ans. Le problème, évidemment, c'est l'énergie disponible. Sans énergie, on ne peut pas forcer le cerveau à travailler. Parfois, je dis, un peu en plaisantant : j'avais une voiture, mon permis de conduire, et en me promenant, j'ai embouti une voiture de police. Il ne m'ont pas retiré mon permis mais le choc psychologique a été si fort que j'ai cessé de conduire. Et depuis, je marche beaucoup. C'est peut-être la clef pour conserver l'énergie et... (Viktor désigne sa boîte cranienne.)

Je suis passé à l'Ouest (I defected). Il y a deux mots, en anglais. Le premier, c'est to immigrate (immigrer). C'a veut dire qu'on demande la permission au gouvernement. Le deuxième, c'est to defect (faire défection). Ca, c'est quand on s'enfuit. Donc je me suis enfui, il y a quelques années.

A l'époque, je n'étais pas dissident. Je n'étais pas en guerre contre le régime. Mais j'ai déclaré à plusieurs reprises que j'étais parti pour poursuivre ma carrière de joueur d'échecs. J'avais réellement peur, à l'époque. Personne ne savait quand les changements -ce qu'on a appelé la Perestroïka- allaient survenir. Et je craignais qu'on m'envoie en Sibérie. Ils m'auraient envoyé là-bas et je n'aurais plus jamais joué aux échecs. Donc je suis parti pour continuer ma carrière.

Je n'ai plus l'ambition, de devenir champion du monde. Ma seule ambition est de montrer aux petits jeunes que je peux toujours leur apprendre deux ou trois choses. Mais pour en revenir au passé, je n'ai pas seulement pu continuer ma carrière. N'oubliez pas que l'espérance de vie pour un homme soviétique, un homme russe, c'était 60 ans ! L'espérance de vie d'un homme occidental est de 75 ans. Donc quand il m'arrive de retourner en Russie, je ne retrouve plus les gens de ma génération. Ils ont tous disparu physiquement. Le KGB ne leur a pas fait la même chose qu'à moi. Mais physiquement, ils ont disparu. Donc je n'ai plus personne à qui parler.

Donc ça n'est pas forcément inné, mais j'essaie de prouver que je suis toujours vivant, que je joue toujours aux échecs. C'est pour cela que je suis parti ! Et peut-être que si je joue encore, c'est parce que je ne suis jamais retourné en URSS. D'autant plus qu'elle n'existe plus !

Et la légende selon laquelle vous mangez du caviar tous les matins ?

Oui, c'est vrai. C'est Botvinnik qui m'a appris ça. Botvinnik mangeait du caviar avant chaque partie. Le caviar noir est meilleur que le rouge, mais maintenant, il coûte quatre fois plus cher. Donc j'essaie de suivre le conseil de Botvinnik.

Et maintenant, parlons un peu du mémorial Tal. Kramnik est en tête actuellement. Il vient de gagner et Ivantchuk a fait nulle. Que pensez-vous de la nouvelle génération, avec Carlsen, Mamedyarov, Jakovenko ?

J'aime bien Carlsen et Mamedyarov. Jakovenko, ce n'est pas seulement qu'il ne réussit pas très bien dans ce tournoi. Je trouve que son jeu n'a rien de très séduisant. Mais Carlsen a parfois des conceptions fantastiques. Il a cette vision exceptionnelle de l'échiquier. Il a parfois des finesses tactiques fantastiques. Et parfois des idées remarquables dans l'ouverture. Il a beaucoup talent et il n'a pas fini de l'exprimer.

Et Mamedyarov ?

Oui, j'aime bien Mamedyarov aussi. Et la partie qu'il a remportée face à Ivantchuk, c'était quelque chose ! Quand il a poussé ses pions sur la sixièmes rangée (là, Viktor se tape les mains comme un boxeur) il était presque perdant. Mais à un certain moment, il a réussi à couper le camp adverse en deux. Donc il faut un certain courage pour jouer un coup pareil. Mais il a fini par réussir.

Mais Kramnik est toujours favori, non ?

Oui, oui... Mais si on parle d'échecs séduisants... Vous le savez mieux que moi. (rires.)

Traduction du pseudo Val sur le forum de France-Echecs.com, avec son aimable autorisation.