En bref
Le 21 janvier, la FIDE avait publié un communiqué menaçant de poursuites le Freestyle Chess Players Club (FCPC), organisation qui regroupe les participants des tournois Freestyle Chess de Magnus Carlsen. La réponse de Jan Henric Buettner, directeur du Freestyle Chess, est cinglante : « Nous sommes prêts pour la guerre » ! Nous assistons donc à une escalade rapide entre les deux organisations.
À l'origine du conflit, les ambitions du circuit freestyle
Si vous souhaitez tout comprendre, consultez notre article "La FIDE met en garde Carlsen et son circuit Freestyle Chess" qui résume les épisodes précédents.
La pomme de discorde est le circuit Freestyle Chess, lancé par Magnus Carlsen et l'entrepreneur allemand Jan Henric Buettner. Cette série de cinq tournois, qui se dérouleront tout au long de l'année 2025, propose un format innovant, avec des parties jouées en Chess 960. Ce circuit, richement doté, attire les meilleurs joueurs du monde, et chahute le calendrier échiquéen habituel. Il révèle aussi des différences profondes entre deux visions des échecs, Magnus Carlsen souhaitant par exemple développer les échecs aléatoires, et s'éloigner des échecs classiques.
Mais cette divergence est devenue une véritable dispute, car le Freestyle Chess ne cache pas ses grandes ambitions, qui pourraient faire de l'ombre à la FIDE et menacer sa légitimité.
Mon objectif personnel pour le Freestyle Chess Grand Slam est d'en faire un succès commercial comparable à d'autres événements sportifs de premier plan, comme l'ATP pour le tennis, le PGA pour le golf, et la Formule 1 pour le sport automobile.
La FIDE craint donc d'assister à une fuite des joueurs, mais aussi des sponsors, vers les tournois Freestyle. De plus, la Fédération Internationale refuse que ce circuit privé ne puisse décerner des titres mondiaux. Or, la tentation est grande, pour le Freestyle Chess Players Club, de se présenter comme un championnat du monde de Chess 960. Le titre est en effet "gelé", la FIDE n'ayant pas réussi à organiser le Championnat du monde de Fischer random Chess prévu en 2024.
La FIDE a donc haussé le ton face au Freestyle Chess Players Club :
La FIDE conserve tous ses droits légaux liés au titre de Championnat du Monde et sera prête à contester les organisateurs et initiateurs de toute série qui décideraient de se présenter comme un « Championnat du Monde » sans l'approbation de la FIDE (...) La FIDE n'hésitera pas à utiliser tous les moyens légaux contre ceux qui violent ses droits - qu'ils soient les initiateurs, les organisateurs et/ou les investisseurs du projet.
Face au risque de dissidence, et pour éviter qu'un cycle mondial parallèle n'émerge, la FIDE a également exigé des joueurs la signature d'un contrat d'exclusivité :
Alors que le cycle du Championnat du monde 2025-2026 est en cours, tous les joueurs qualifiés doivent signer un contrat supplémentaire, qui comprendra une clause indiquant que la participation à tout championnat du monde d'échecs alternatif dans toute variante d'échecs non approuvée par la FIDE (à l'exception du Freestyle Tour en 2025) entraînerait leur retrait des deux cycles consécutifs du Championnat du monde de la FIDE.
Jan Henric Buettner se dit prêt à la guerre avec la FIDE
Loin de calmer le jeu, Jan Henric Buettner, directeur du Freestyle Chess, a décidé de relever le gant. Dans une interview accordée au média norvégien NRK, il dénonce un “chantage” fait aux joueurs et affirme être prêt à aller jusqu'à l'affrontement total avec la FIDE.
À propos du communiqué de la FIDE, il déclare :
Je pense que (ce communiqué de la FIDE) était incroyablement stupide. Je l'ai vu venir, donc ce n'était pas surprenant, mais c'était quand même idiot. Vous ne pouvez pas abuser d'une position dominante sur le marché et faire chanter les gens.
Au-delà du ton virulent, des désaccords de fond expliquent la situation très tendue. Jan Henric Buettner aurait proposé à la FIDE 100.000 dollars pour que le circuit Freestyle puisse décerner le titre de Champion du monde de Chess 960. La FIDE aurait demandé 500.000 dollars, proposition refusée par l'Allemand.
Jan Henric Buettner n'exclut pas de régler ce différend devant les tribunaux, estimant que la FIDE ne dispose pas des droits exclusifs pour le titre mondial de Chess 960.
Un point de vue qui n'est évidemment pas partagé par la FIDE :
Imaginez que quelqu'un décide d'organiser le Championnat des États-Unis. Ou le Championnat indien. Ou le Championnat norvégien. Et qu'il décide de le faire sans l'approbation de l'organisme dirigeant du pays. Cela semble totalement étrange, n'est-ce pas ? Et certains pensent que le Championnat du monde peut être organisé par n'importe qui, à condition de mettre de l'argent sur la table ? Cela ne fonctionne pas comme ça.
Au-delà de la menace qui pèse sur la légitimité du "rôle suprême" de la FIDE, des craintes financières bien plus concrètes ont été exprimées :
Nos revenus viennent surtout des Championnats du Monde. Sans eux, le système tout entier n’est pas viable. La FIDE organise des centaines d'événements et de projets. Qu'il s'agisse des échecs dans les écoles, des échecs dans les pays en développement, des échecs féminins, de multiples championnats jeunes et seniors, des systèmes de titres et de classement et bien plus encore.
Parallèlement à cette opposition de fond, le ton des échanges se dégrade rapidement, éloignant un possible accord entre la FIDE et le Freestyle Chess Players Club.
Quand on voit la rhétorique publique venant des dirigeants du Freestyle Chess, il devient clair que le projet est voué à l'échec. "F*** you", "Ils sont tellement stupides", etc.
Et pourquoi tout ça ? Parce que vous voulez que votre projet privé s'appelle Championnat du Monde ? Au lieu de trouver un moyen de coopérer - comme nous le faisons avec plusieurs grands organisateurs - pour aligner le Calendrier comme nous l'avons proposé au bénéfice des joueurs et des fans.
Alors, pour faire monter la pression, vous lancez une campagne dénigrant les échecs classiques/réguliers, orchestrant des publications dans les médias et pimentant le tout avec des attaques personnelles ?
Le concept « je suis plus grand que la FIDE » n’a pas fonctionné, même pour Fischer et Kasparov – qui ont essayé en tant que champions du monde en titre, tout en ayant une réelle domination sur leurs rivaux de l’époque. Bien sûr, au début, le public peut soutenir une superstar contre l’instance dirigeante. Et vous pouvez attirer quelques investisseurs naïfs. Mais cela n’est pas tenable – et nous avons vu de nombreux exemples de ce genre.
Magnus Carlsen, dans une interview à Gambling Insider, a répondu à cette critique :
Les échecs seront toujours plus grands que moi, mais des organisations spécifiques, peut-être pas. Je suis généralement gentil, mais je ne serai pas d'accord avec les choses que je considère comme fausses.
La guerre est donc déclarée, et elle ne fait que commencer !
Quelle sera l'attitude des joueurs ?
La balle est désormais dans le camp des joueurs, qui peuvent faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Vont-ils massivement signer le document d'exclusivité de la FIDE, ou voler de leurs propres ailes ?
Plusieurs grands maîtres de l'élite ont déjà rallié le Freestyle Chess, à l'instar d'Hikaru Nakamura, qui a déclaré :
Si les joueurs regardent cela logiquement, ils se rendront compte que si tous les (meilleurs) joueurs s'unissent, alors la FIDE ne sera pas en mesure de mettre en œuvre tout cela. Ils tueront plus ou moins les échecs s'ils tentent d'imposer cela alors qu'un nombre suffisant de joueurs de haut niveau refuse.
Cette déclaration n'est pas anodine, car l'Américain est le Champion du monde en titre de Chess 960.
Reste à savoir si d'autres joueurs de l'élites adopteront la même position, faisant basculer le rapport de force en faveur du Freestyle Chess.
Un risque de schisme ?
Pour comprendre les tensions actuelles, nous vous proposons en février un numéro spécial consacré aux tensions entre Carlsen et la FIDE. L'objectif est de prendre du recul, par exemple en revenant sur le schisme qu'a connu le monde des échecs dans les années 1990.
Pour éclairer la situation actuelle à la lumière de cet épisode historique, Bachar Kouatly et Georges Bertola retracent l’histoire tumultueuse des matchs pour le titre mondial. Leur analyse met en perspective les enjeux passés et présents, offrant ainsi des clés pour mieux comprendre les défis du monde des échecs aujourd’hui.
En 1993, la FIDE est affaiblie depuis la création de la GMA (Grand Master Association) en 1986 par Kasparov et l’homme d’affaire Bessel Kok (né en 1941), qui visent à s’opposer à la FIDE et au pouvoir de décision des fédérations. Elle ne peut empêcher Kasparov et Short d’organiser le championnat du monde hors juridiction de la FIDE. Les négociations de la FIDE avaient échoué lors d’une visite d’une délégation de la FIDE à Manchester (ville candidate), présidée par Florencio Campomanes (1927-2010) et accompagné par Kasparov, afin de convaincre la ville et les partenaires de financer le match Kasparov vs Short.
Vous découvrirez aussi l'analyse de Mathilde Choisy, qui fait le parallèle entre les échecs et d'autres sports : Magnus Carlsen est-il en train de marcher dans les pas de Tiger Woods et Mayweather, qui ont réussi à redéfinir les règles de leur sport, voire à reléguer les fédérations à un rôle secondaire ?