Le Répertoire des Ouvertures (1)

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En bref

A la fin des années 1980, Kasparov avait révolutionné la science des ouvertures en imposant les « préparations assistées par ordinateurs » (PAO) dans les tournois de haut niveau.

Avec l'irruption des bases de données, dont la plus connue est aujourd'hui la Megadatabase de ChessBase, le monde des échecs venait de basculer dans une ère nouvelle. Cette révolution coïncida avec la montée en puissance régulière des programmes de jeu (et donc d'analyse), de type Deep Blue, Fritz, Junior.

Garry Kasparov, ci-dessus aux côtés de son secondant Yuri Dokhoian, a expliqué parfaitement quelle fut l'incidence la plus profonde de cette vulgarisation de l'outil informatique :

« L'approche classique des échecs attribue un rôle défensif aux Noirs dans l'ouverture, et leur assigne comme tâche d'égaliser le plus tôt possible. Mais les penseurs modernes ne peuvent admettre un tel postulat. Il existe maintenant plusieurs systèmes par lesquels les Noirs empiètent sur le privilège blanc dans l'ouverture : le droit d'obtenir l'avantage ».

Des secondants virtuels

A la fin des années 1990, ces créatures dotés de capacités de calcul infinies sont finalement parvenus à égaler, puis à battre les meilleurs joueurs de la planète. Les programmes n'ont aucun état d'âme. Ils ne sont jamais grippés, et ne ratent quasiment jamais leur coup. Ces « secondants robotisés » ont parachevé la Révolution Informatique.

Les « secondants humains » sont généralement des joueurs d'un niveau légèrement inférieur à celui de leurs clients, qu'ils aident dans leur préération. Ils cherchent des coups nouveaux susceptibles de donner un avantage en profondeur à leurs champions.

Leur force nouvelle réside dans leur aptitude à valider leurs intuitions à l'aide des programmes. Il fallait une équipe soudée de quatre ou cinq secondants pour préparer un championnat du Monde, dans les années 1980. Un seul analyste inspiré doté du programme le plus performant suffit pour bâtir un répertoire universel, vingt ans plus tard.

C'est en cela que les échecs du 21e siècle diffèrent fondamentalement de leurs devanciers, qui étaient vus comme un jeu de pure réflexion.

Un répertoire universel

Comme ce fut le cas pour l'ex-n°1 mondial, des millions de compétiteurs passent des heures, chaque semaine, voire chaque jour, à enrichir et à affiner leur répertoire. Quel est leur objectif ?

L'ouverture est la phase préliminaire du combat. Si l'on n'y succombe pas, cette phase clé détermine la suite de la partie. Elle décide souvent de son issue :

1. Soit l'on se fait surprendre et l'on doit se battre sur un terrain inconnu (sans doute miné !).

2. Soit l'on aborde des sentiers balisés et l'on joue alors avec une plus grande aisance.

Pour le joueur averti, les schémas sont connus. Les coups giclent, ils sont quasiment automatiques ! Pour le joueur sorti de sa préparation, les temps de réflexion s'allongent...

A la pendule, un joueur bien préparé en vaut deux. C'est pourquoi les Super GMI parlent aujourd'hui de « répertoire universel ». Leur objectif est de maîtriser la plus grande variété de systèmes possibles, avec le maximum de rigueur analytique. Le choix est immense (Anglaise, Ruy Lopez, Gambit Dame, Catalane, Italienne, etc.), mais leurs connaissances sont globales. Grâce au travail accompli avec leurs secondants, ces champions sont capables de jouer quasiment tous les types d'ouvertures avec la même profondeur. Cette culture de la précision a une vocation d'exhaustivité. Elle leur permet également de croiser les systèmes, et donc, si besoin, de transposer ou de ramener la partie dans un schéma de position plus connue.

Les précurseurs de la Pléiade Berlinoise

En 1832, l'Anglais William Lewis (1787-1870) publia un traité majeur intitulé « Series of Progressive Lessons ». Cet ouvrage marque une étape décisive dans l'histoire de la théorie. A cette époque, le Français Louis-Charles Mahé de la Bourdonnais (1797-1840) était considéré comme le meilleur joueur du monde. Le champion du Café de La Régence était aussi le mieux préparé, ce qui lui permettait d'avoir les jugements les plus sûrs.

Suivant ce modèle, Lewis invita ses contemporains à pratiquer leurs propres analyses. Il leur conseilla donc de mettre à jour et d'approfondir leurs connaissances de la théorie, en disséquant les coups nouveaux joués par leurs adversaires. Jusqu'alors, les Anglo-Saxons avaient plutôt tendance à se référer aveuglement aux conclusions des Maîtres du passé. Mais certaines de ces évaluations étaient très anciennes. Elles dataient parfois du temps de Greco (1600-1634), voire de Ruy Lopez et de Damiano.

Le conseil avisé de Lewis fut bientôt suivi à la lettre par les plus éminents praticiens d'Europe. Cette idée de créer son propre style - par l'analyse - inspira les recherches fondamentales conduites par une école de théoriciens allemands.

A la fin des années 1830, une constellation composée de sept joueurs avait coutume de se réunir au « Berliner Shachgesellschaft », le cercle le plus connu de la capitale, d'où son surnom de « Pléiade Berlinoise ».

Ces sept analystes commencèrent à éprouver la fiabilité des systèmes en vogue. Ils ne furent associés véritablement que durant une période de deux ans. Mais ce laps de temps leur permit de valider un répertoire moderne. Ils approfondirent les ouvertures les plus performantes, stigmatisèrent les systèmes les plus douteux, et condamnèrent les variantes obscures ou perdantes. En deux ans, ils fixèrent ainsi la nouvelle limite à dépasser, tout en défrichant de nouveaux horizons.

De Bledow à Kasparov

Cette célèbre Pléiade avait pour figure de proue Ludwig Bledow (1795-1846), qui était également un collectionneur de traités anciens.

Elle se composait également des cousins Hanstein (1811-1850) et Mayet (1810-1868), des peintres et joueurs d'échecs Horwitz (1807-1885) et Schorn (1802-1850), du diplomate Tassilo von Heydebrand und der Lasa (1808-1899), baron de son état, ainsi que du jeune lieutenant de l'armée prussienne Paul Rudolf von Bilguer (1813-1840), décédé prématurément à l'âge de 27 ans.

Leur réflexion commune se traduisit par l'édition du célèbre « Handbuch des Schachspiels » (ou « Manuel des Ouvertures »), en 1843. La rigueur de ses analyses assura la notoriété en Europe de ce traité inaugural, ainsi que celles de ses multiples mises à jour.

Les membres de la Pléiade avaient réussi à ériger leurs propres conceptions en dogmes. Une fois de plus, l'histoire venait de basculer. La première édition de cet ouvrage, que Garry Kasparov considère comme le traité majeur du 19e siècle, inaugura une ère nouvelle d'analyse systématique des ouvertures.