En bref
Cette histoire se déroule pendant le rude hiver 1910, entre Vienne et Berlin. Dans ces deux villes se tint un singulier championnat du monde d'échecs.
Il opposa l'Allemand Emmanuel Lasker à l'Autrichien Carl Schlechter. A cette époque, les échecs étaient considérés comme une passion pour conseillers de chancellerie émaciés. Un passe-temps pour ces Juifs malicieux qui jouent toujours le perfide d4. Bref, un jeu ennuyeux, plus ennuyeux qu'un concours de philatélie. C'était avant que l'URSS ne s'en empare pour "éduquer les masses".
En 1910, Emmanuel Lasker était champion du monde depuis 16 ans. C'était un savant, un mathématicien et un philosophe. Sur l'échiquier, il était considéré comme un tueur, célèbre pour son jeu brutal, ses attaques audacieuses, son tempérament violent. En comparaison, Carl Schlechter était un agneau. Un grand adepte des stratégies défensives. Il jouait tranquillement, modestement. Pas de manoeuvres irréfléchies chez Carl Schlechter. Jamais. C'était un tendre, un homme doux, prévenant, humble. Avant chaque partie, son visage triste semblait juste dire à son adversaire : « Bats-moi si tu peux ».
Et c'était vraiment l'un des meilleurs défenseurs au monde. La plupart des parties qu'il jouait se finissaient par une nulle. Il était très dur de le battre, même si lui ne l'emportait quasiment jamais. Schlechter avait le teint hâve, il était efflanqué. Il avait 36 ans en 1910 et vivait avec sa mère et sa soeur Léna. D'un caractère affable, il ne réclamait jamais les sommes qu'on lui devait, n'avait jamais un sou en poche et manquait deux repas sur trois. La plupart du temps, Schlechter s'excusait pour ainsi dire d'exister. Il glissait partout comme une ombre, il ne voulait pas déranger. Ce n'est pas lui qui avait provoqué ce match, mais son club de Vienne. Il avait accepté pour faire plaisir à ses amis. S'il se moquait de gagner aux échecs, si une nulle lui suffisait, il ne supportait pas en revanche la défaite, l'idée de la défaite. La défaite l'effaçait du monde encore davantage, la défaite faisait disparaître tout à fait ce fils de violoniste de bar alcoolique.
Le Championnat se jouait en dix parties. En cas d'égalité, Lasker conservait son titre. C'était les conditions. Vienne avait jeté le gant. La première partie se joua dans le cercle des joueurs d'échecs de Vienne. Lasker fumait un gros cigare. Sa mise était approximative, son visage massif, barrée par une moustache. Des yeux noirs perçants. Il se mirait dans le front de son adversaire penché sur l'échiquier. Lasker était décontenancé par l'attitude de Schlechter, si frêle en dehors du jeu, si sûr de lui devant les pièces. C'était un autre homme. Voir ce corps si fluet, maladif, entièrement mobilisé, concentré soudain sur sa quête unique : tuer le roi. C'est l'homme tout entier qui joue aux échecs, pas seulement son cerveau.
La première partie fut ajournée après 4 heures. Lasker pérora devant la presse. Schlechter s'enfuit. Il avait faim. Le surlendemain, avec deux pions d'avance, un avantage considérable à ce niveau, Schlechter réfléchit longtemps. Le silence se fit dans l'assistance baignée dans les nuées de fumée de cigarette. On pouvait entendre quelqu'un touiller son café. Les yeux rivés sur le jeu, Schlechter proposa finalement la nulle. Lasker accepta de bonne grâce cet ex-aequo inespéré.
Les trois parties suivantes s'achevèrent aussi par des nulles. L'invincible Lasker vacillait. Et si Schlechter le battait ? Les bookmakers commençaient à faire remonter la côte de l'Autrichien. Lasker l'avait mauvaise. Jamais il n'avait connu un tel affront. La cinquième partie se déroula dans une ambiance survoltée au café de Marienbrucke. Une grande foule s'y était amassée. Carl Schlechter peina à la traverser. Avant le début du jeu, livide, il s'effondra, évanoui. Un médecin le traita avec des sels. Carl cachait sa pauvreté. Le médecin ne pouvait pas savoir qu'il ne mangeait presque rien depuis des semaines. Le match fut ajourné pendant trois jours. Carl Schlechter mangea à sa faim dans un hôpital pendant cet interlude. Il revient en forme. Il défendit mieux que d'habitude encore sa position harcelée par Lasker. Tout le monde fut ébahi par cet acharnement à défendre. Et puis Lasker commit une bourde énorme. Schlechter emporta la 5e partie. Quand je parle de bourde énorme, entendons-nous : si les erreurs des grands maîtres étaient des êtres vivants, on ne pourrait les voir qu'au microscope.En tout cas, c'était la première fois qu'Emmanuel Lasker était en position défavorable dans un championnat du monde.
L'Allemand avait un style inimitable. Il prenait des risques, se mettait dans des situations tendues. Cela semblait irréfléchi. Mais c'était tout réfléchi. Lasker attirait ses adversaires sur des terrains dangereux pour mieux les détruire. Car personne n'était aussi fort que Lasker pour transformer le chaos en victoire. Il savait aussi adapter son jeu à celui de son adversaire : « Ce coup est bon contre Tarrash, il est mauvais contre Janowski ». Il ensorcelait ses rivaux, personne ne comprenait la philosophie de son jeu sur terre. Mais Schlechter lui résistait. Le Viennois devait se demander comment lui, le modeste Schlechter, l'homme de toutes les nulles pouvait résister à un tel ogre. Emmanuel Lasker lui, savait pourquoi. L'Autrichien ne se laissait charmer par aucune de ses sirènes. Quelle que soit les manoeuvres de l'Allemand, il restait claque-muré dans son fortin, consolidant, encore et encore sa position. Lasker voulait se promener avec lui au bord de l'abîme. Schlechter fermait ses volets à double-tour et remontait sa couette sur son nez. Les quatre parties suivantes se jouèrent à Berlin et se soldèrent aussi par des nulles. Lasker ne parvenait à rien. Son regard se perdait.
Restait la dernière partie. Décisive. Si le prétendant parvenait à décrocher une nulle, encore une, il était sacré champion du monde.
Quelque chose d'étrange se passa au cours de la 10e et ultime partie. Au dixième coup, Carl Schlechter attaqua. Le 10e coup de la 10e partie fut même le coup le plus agressif de toute la vie de Carl Schlechter (voir diagramme). Emmanuel Lasker était sidéré, comme toute l'assistance. Pour la première fois de sa vie, cet homme sortait de lui-même. Il lui suffisait d'une petite nulle, chose qu'il savait faire parfaitement, mais non, il attaquait, sabre au clair. Quinzième coup. Petite erreur de Lasker. Réplique intelligente de Schlechter. 70 % de chance l'emporter au 20e coup selon les experts de l'époque. Les bookmakers changent de champion. Au 34e coup, Carl pouvait replacer son cavalier au centre de l'échiquier pour s'assurer une position solide. Le coup qu'il joua tendit la partie jusqu'à la rupture. Il ne pouvait plus y avoir de nulle. Ce fut peut-être l'instant le plus vrai de toute le vie de Schlechter. Schlechter venait de fuir tout ce qu'il avait été. Et il se condamnait à gagner ou à perdre. Mais il jouait tellement mieux que Lasker ce jour-là.
Au 36e coup (voir diagramme), Schlechter réfléchissait depuis 40 minutes, quand l'assistance commença à s'animer. La rumeur venue des experts avait fait le tour de l'assemblée. Si Schlechter jouait sa tour en d8, c'était fini*. En trois coups, la position de Lasker volait en éclats et le modeste Viennois devenait Champion du monde. Schlechter devait l'avoir vu.
Tout le monde l'avait vu. Mais Carl ne jouait pas. Carl réfléchissait. Après une heure de réflexion, il joua enfin.
Sa tour.
En f4.
Lasker ouvrit un œil de saurien, pourlécha sa moustache et désintégra en quelques coups Carl Schlechter. L'Allemand conserva son titre, puisque le score était égal. Il resta champion du monde jusqu'en 1921. Il mourut en 1941 à New-York. Il était ami avec Einstein qui le houspillait parce qu'il gâchait son cerveau aux échecs. Carl Schlechter retomba dans l'anonymat et la pauvreté. Il mourut de faim à 44 ans en 1917. On retrouva son corps dans la rue. Son histoire est racontée par l'Allemand Thomas Glavinic dans un beau roman qui s'appelle Partie Remise, chez Pauvert, sorti en 1998.
Nicolas Delessale | @KoliaDelesalle sur Twitter
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*NDLR : contrairement à ce que pensaient les commentateurs de l'époque, des analyses ultérieures ont démontré que Td8 ne permettait pas aux Noirs de gagner la partie.