En bref
Par Maëlys de Villeneuve
Comment définiriez-vous votre style de jeu, êtes-vous plutôt une joueuse tactique, stratégique, avez-vous une préférence pour les ouvertures, le milieu de jeu, ou les finales ?
Je pense que j'essaie de mélanger les deux (tactique et stratégie). Je tente d’améliorer mon jeu sur les parties stratégiques mais aussi dynamiques. Mais, j’aime bien attaquer. Et concernant ma préférence… je n’en ai pas ! L’ouverture, c’est intéressant de l’apprendre et de l’analyser, mais chaque phase du jeu a ses spécificités.
Avez-vous des joueurs modèles en termes de style, des joueurs ou joueuses dont les parties vous inspirent ?
Oui, je regarde bien sûr toutes les parties qui se jouent dans le monde entier mais, comme joueur, j’aime bien Carlsen et j’apprécie beaucoup le style de Nepomniachtchi. Pour les joueurs, disons classiques, je dirais Tal.
Pour revenir sur votre titre de championne de France, comment avez-vous appréhendé d’abord les deux parties classiques, et surtout le départage en parties rapides ? Jouiez-vous pour le gain ou pour la nulle avec les Noirs ?
Oui, quand les parties sont dans le format éliminatoire, il faut toujours garder ça en tête. Si vous êtes bons contre certains adversaires, si vous êtes bons dans certaines ouvertures, avec les Noirs ou avec les Blancs, vous êtes sûrs de pouvoir gagner. Mais ça dépend grandement de votre adversaire, mais oui, ça existe toujours cette stratégie.
À quel moment de la deuxième partie rapide avez-vous compris que vous seriez très probablement championne de France ? Le titre s’est-il joué jusqu’au bout de la partie ou avez-vous pris un avantage décisif assez tôt ?
Pour le championnat de France, ce n’était pas évident au début, mais au fur et à mesure de la partie, j’ai réalisé que je pouvais gagner. En fait, quand j’ai participé au championnat de France, c’était pour m’entraîner car ça faisait un moment que je n’avais pas joué professionnellement. C’était donc un plaisir de jouer en compétition. Je n’étais pas concentrée sur le résultat, mais plutôt sur le jeu de chaque partie.
Avez-vous des secondants, notamment pour les tournois importants ?
J’ai des entraîneurs, mais pas de secondant.
Quelles sont vos ouvertures avec les Noirs, préférez-vous les positions ouvertes ou fermées ?
(Rire) Il faut regarder dans la base de données ! J’essaie de changer mes ouvertures. En effet, depuis un moment, avec l’avancée de la technologie et le fait que tout soit accessible à tout le monde, avec cette vaste vague de vidéos et de ressources en ligne, j’essaie de les varier pour éviter les préparations. Je m’efforce de jouer un peu de tout, mais avec les Noirs, je peux jouer la Sicilienne, le gambit Dame, la Nimzo-Indienne, et avec les Blancs, je joue… plein de coups !
Avez-vous déjà tenté de déstabiliser votre adversaire au cours d’une partie et y a-t-il certains comportements qui peuvent vous irriter chez le joueur adverse ?
Je pense que ce n’est pas très juste de faire ça, j’essaie d’éviter de déstabiliser mon adversaire et de m’abstenir de ce genre de choses, mais je l’observe, ainsi que ses comportements, ça donne des idées.
Avez-vous une chanson ou musique favorite que vous écoutez pour ne pas stresser avant les parties ? Avez-vous des rituels avant les tournois ?
J’ai eu l’habitude d’écouter « Unstoppable » [de Sia] avant les parties. Certains joueurs ont des chansons qui leur trottent dans la tête pendant les parties, mais ce n’est pas mon cas.
Vous avez fait des études d’informatique, y retrouvez-vous un point commun avec les échecs ?
Oui bien sûr, toute la logique. C’est un trait commun aux échecs et à l’informatique. Aussi, il y a la stratégie, le fait d’avoir un plan conducteur. Il s’agit vraiment de prévenir les choses, par exemple, quand vous allez développer votre logiciel ou votre application. Il faut anticiper pour éviter les surprises.
Pourriez-vous nous raconter une anecdote lors d’une partie, ou d’un tournoi ?
Lors du championnat du monde de parties rapides l'année dernière, j'ai joué contre Atousa Pourkashiyan, qui représentait les États-Unis. L'anecdote intéressante est que nous avons toutes deux des origines iraniennes et avons autrefois joué dans la même équipe nationale d'Iran. Pendant la partie, je réfléchissais à quel point il était étonnant que nous ayons été coéquipières et que nous nous retrouvions maintenant à jouer l'une contre l'autre, de l'autre côté du globe.
Vous arrive-t-il d’avoir des moments de doute ?
Oui, bien sûr, c’est un point très important pour les joueurs d’échecs. Il arrive toujours, je pense, même aux grands joueurs et grandes joueuses, d’avoir des doutes. Moi aussi ça m’arrive et ça dépend de mes adversaires mais j’essaie d’être confiante, d’avoir confiance en moi. C’est très important. Une fois que vous avez des doutes, cela va avoir un impact sur votre partie, votre style de jeu, vous ne verrez pas les choses logiques. Il y a donc beaucoup d’impact. C’est pourquoi il faut éviter ce genre de choses, mais oui, ça m’arrive.
Y a-t-il un lieu que vous n’aimez pas en France ?
En fait, il n'y a pas spécifiquement d'endroit en France que je n'aime pas, mais les villes où il pleut beaucoup me dérangent, surtout quand la pluie est accompagnée de vent. À cet égard, la ville de Brest répond à ces critères. Malgré les bons souvenirs que j'ai de cette ville, ce climat est parfois difficile à supporter.
Y a-t-il un artiste que vous admirez ?
Parmi les Franco-Iraniens, j'admire Abbas Kiarostami pour ses magnifiques films comme « Le Goût de la cerise » qui a remporté la Palme d'or au Festival de Cannes [en 1997]. Parmi les artistes français, j'apprécie la chanteuse Pomme et, parmi les anciens, Georges Brassens, dont les chansons sont très poétiques. J’aime beaucoup aussi les chansons de Charles Aznavour, Jacques Brel, et une chanteuse iranienne qui s’appelle Googoosh [artiste engagée, exilée au Canada, qui a encouragé la révolte des Iraniennes]. J’adore la musique classique et j’ai appris la langue française en partie avec des chansons.
Si on vous demandait de dessiner votre blason, vous y mettriez quoi ?
Mon prénom est Mitra, qui signifie « Soleil Invaincu » en persan ancien. C'est un dieu bienveillant, protecteur de la justice et garant de l'ordre du monde, c'est aussi le dieu du serment et de l'alliance. D'origine perse, Mithra a séduit le monde gréco-romain antique. On vénérait Mithra dans des grottes ou des sanctuaires souterrains, et seuls les adeptes masculins étaient admis à l'initiation. Le culte de Mithra, pratiqué dans l'Empire romain, a fini par disparaître au profit du christianisme.
Quelles réflexions vous inspirent les élections législatives en France ?
Bonne question. J’ai peur que mon deuxième pays tombe aux mains des extrémistes.
Y a-t-il des livres que vous aimeriez emporter en vacances et, si oui, lesquels ? Je sais que vous aimez la grande littérature française, mais lisez-vous aussi des polars ou des fictions ?
Pour l’instant, l’histoire de l’Iran m’intéresse beaucoup, je suis en train de lire un livre sur la vie des Shahs d’Iran. En général, j’aime beaucoup les sujets politiques. Quand j’étais petite et que j’habitais en Iran, je lisais beaucoup de livres policiers, je lisais les romans d’Agatha Christie, j’aimais beaucoup, mais maintenant non.
Y a-t-il une question que l’on ne vous a jamais posée et à laquelle vous aimeriez répondre ?
Honnêtement, on m'a souvent posé des questions auxquelles je ne souhaitais pas répondre, plutôt que l'inverse !
6 questions blitz
Gambit Benko ou défense hollandaise ?
Le gambit Benko.
Petrossian ou Botvinnik ?
Petrossian.
Les pièces style Régence ou style Staunton ?
Style Régence.
Lichess, Chess.com ou Europe Échecs ?
Je joue souvent sur Chess.com, mais c’est sympa de jouer les tournois sur Europe Échecs.
Le lièvre ou la tortue ?
La tortue, mais ça dépend des situations.
Les Dames ou le Backgammon ?
Le Backgammon. C’est un jeu intéressant.
Et enfin… Blanc(s) ou Noir(s) ?
Blancs.
Pour terminer, je voudrais vous montrer une citation du poète persan Omar Khayyam.
« Pour parler selon le vrai, pas de métaphores,
Nous sommes les pièces d'un jeu, le Ciel est le joueur ;
Nous jouons un petit jeu sur l'échiquier de l'existence ;
Puis, un par un, nous rentrons dans la boîte de la non-existence. »
Êtes-vous d’accord ?
J'essaie de ne pas être fataliste mais c’est quelque chose qui est en quelque sorte ancré dans la culture persane. J’essaie de ne pas penser de cette manière car ça a beaucoup d’impact sur ma motivation ou sur mon travail.
Nous remercions Mitra Hejazipour pour sa disponibilité : la championne a accepté de répondre à nos questions et a fait preuve d'une grande disponibilité avec les écoliers de Mantes-la-Jolie.
Nous remercions Maëlys de Villeneuve, qui a intégré l'équipe d'Europe Échecs dans le cadre de son stage et vous offre cette belle interview !