Yuri Averbakh est décédé à 100 ans

In memoriam

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Yuri Averbakh est décédé à 100 ans | Photo Fédération Internationale des Echecs

En bref

C'est avec beaucoup de tristesse que nous venons d'apprendre que le plus vieux grand maître du monde, théoricien, écrivain et journaliste, Yuri Averbakh, né le 8 février 1922, est décédé le 7 mai 2022 à l'âge de 100 ans.

Yuri Averbakh un prince au royaume des échecs

Né le 8 février 1922 à Moscou, Youri Lvovitch Averbakh est l'une des personnalités les plus éminentes des Echecs contemporains. Considéré à la fin des années 1940 comme l'un des plus purs talents représentatifs des dogmes analytiques de la prestigieuse Ecole soviétique, Averbakh ne fut, certes, jamais sacré champion du Monde, mais là n'était pas son ambition ! Il n'en reste pas moins que sa dévotion à la cause échiquéenne est immense. Arbitre international, historien de renom, cadre de la FIDE, il a dévoué 40 ans de sa vie au service de la Fédération soviétique, dont il occupa la présidence de 1972 à 1977.

Entraîneur de 4 lauréats du titre mondial, ce champion imposant - qui mesure près de 1m 90 - a vécu de l'intérieur toutes les périodes critiques de la Guerre froide, depuis l'avènement de Fischer jusqu'à la dissidence de Kortchnoï. Témoin privilégié de la Perestroika et de l'ascension fulgurante de Kasparov, il a été par ailleurs l'éditeur de quelques-uns des magazines phares de l'ex-URSS, dont le fameux « Shakhmaty v SSSR ». A l'heure actuelle, Averbakh achève la rédaction de ses mémoires, dont la publication est très attendue. En avant-première, il a accepté de dévoiler à Europe Echecs quelques-uns de ses souvenirs parmi les plus marquants. Or, ce géant est un fataliste. Sa sensibilité comme son approche du jeu sont ancrées dans la tragédie de la 2e guerre mondiale, au cours de laquelle « 93% des jeunes soviétiques nés lors des années 1922-1923, soit ma génération, souligne-t-il, sont morts au cours du conflit ». Etonnement, dans le royaume imaginaire de ce personnage clé des Echecs soviétiques, il n'y a jamais eu de place que pour le rêve, la sensibilité et la vie.

Yuri Averbakh, 8 février 1922 - 7 mai 2022

Ses premiers titres

J'ai appris les règles à l’âge de 7 ans avec mon père, mais je n’étais pas très intéressé par le jeu. Et puis, en 1938, Capablanca et Lasker sont venus à Moscou. Cet événement a été retentissant, car, dès cette époque, tous les jeunes soviétiques étaient formés aux Échecs. Cette année-là, j’ai été sacré champion d’URSS cadet. Déjà, je crois que pour chaque joueur, c’est la notion même de jeu qui l’emporte en premier. Ensuite, on veut gagner ! J'étais très sportif, je faisais du ski, de la natation, du volley-ball et du patinage sur glace. J'avais donc l’âme d’un compétiteur. J'ai obtenu le titre de Maître en 1943, en pleine guerre.

En 1945, j'ai achevé mes études d'Ingénieur en mécanique. J'avais encore un doute quant à mon avenir de joueur professionnel. Or, en 1948, le Politburo de l'URSS a décidé que le sport soviétique devait devenir le meilleur du Monde! Évidemment, les Échecs faisaient partie intégrante des sports, comme l’athlétisme. Et juste après cette décision politique, j'ai remporté 2 fois de suite le championnat de Moscou, en 1949 et 1950. Après cette 2e victoire, nous nous sommes réunis avec mon épouse et ma famille. Nous nous sommes concertés, et j’ai décidé de quitter mon travail ! Ma famille était opposée à cette décision, car je n'avais alors que le statut de Maître, et je gagnais deux fois plus d'argent avec mon emploi d'ingénieur: mon salaire était assorti d’une prime de 20 %, car je parlais couramment anglais et allemand, et je traduisais les notices des produits qui nous parvenaient de l’étranger. Mais les Échecs pouvaient surtout, me permettre de voyager. En 1949, j'avais effectué un premier séjour en Hongrie afin d'y jouer un match opposant les équipes de Moscou et de Budapest. Or, il faut savoir que je travaillais dans un Institut d'État et sur des matériaux secrets (des turbines à gaz), et nul employé de cet Institut n'était autorisé à communiquer avec l’étranger ! J'étais partagé, mais la passion a été plus forte que la raison. Mon directeur a été très compréhensif. Il m’a accordé un congé sans solde de 2 ans, afin de me permettre d’atteindre le niveau de Grand-Maître, assorti de l'engagement de me réembaucher en cas d'échec. C'était un pari risqué, car le système était cruel et les places étaient chères. Il fallait être vraiment très motivé et travailler dur pour garder son statut de joueur. Mais j’ai gagné ce pari ! Et finalement, j'ai obtenu le titre de GMI à l'Interzonal de Stockholm, en 1952 (5e sur 21, avec +6 =13 -1 ). où je me suis qualifié pour le tournoi des Candidats de Zurich 1953.

- GMI en 1952.
- Champion d'URSS en 1954. sur le score prodigieux de +10 = 9 (-0) !
- Entraîneur de B. Spassky (1955). M. Tal (1959), T. Petrossian (1971,1974,1977), V. Smyslov (1981-1983).
- Président de la Fédération soviétique de 1972 à 1977.
- Arbitre international depuis 1969.
- Éditeur de « Shakhmatnaya Moskva », « Shakhmaty v SSSR » et « Shakhmatny Bulletin ».
- Juge international pour la Composition échiquéenne depuis 1956.
- Directeur du Musée des Échecs de Moscou, depuis 1980.

Yuri Averbakh, 8 février 1922 - 7 mai 2022

Son style

J'avais une approche résolument scientifique. Dès que j'ai commencé les Échecs, j’ai voulu comprendre ce que les joueurs anciens et les champions de mon temps avaient fait pour devenir très forts. Je lisais beaucoup de biographies, à commencer par celle de Botvinnik, qui était notre idole à tous. Après quoi, j’ai eu trois Maîtres. Le premier était Youdovitch, qui était le président du club de Moscou, où j’ai commencé à jouer. Il était pragmatique, et il m’a appris à l’être. Ensuite, il y eut Romanovski. qui m'a dit que « tous les grands champions doivent avoir leur propre conception idéologique, qu'ils doivent savoir imposer ». De là, vient ma passion pour le combat d'idées ! Enfin, il y eut Blumenfeld, qui était un Maître d'Échecs et un psychologue renommé. Il m’a enseigné l'importance de la préparation psychologique, et sa nécessaire simplicité. Ce qui peut se résumer en une question fondamentale, bien que primaire : « Comment créer des situations sur l’échiquier dans lesquelles votre talent sera plus productif que celui de votre adversaire ? » Et puis, émotionnellement, j’avais découvert dès ma jeunesse que lorsque je gagne, tout est parfait. Je reste calme, je ne sur-compense pas, et je ne suis pas plus excité que cela ! Mais si je perds, alors, je me sens très mal. Seule la contemplation de l'eau pouvait parfois m'apaiser. Et donc, j’ai compris très vite quelles étaient mes limites supérieures ! Et ne pas supporter la défaite était l'une de ces limites. C’est en partie pour cette raison que je suis devenu scientifique dans mon approche, et que je n’ai jamais eu l'ambition de devenir champion du Monde.

Ses débuts d’entraîneur

En 1955, j'étais à l'armée, avec le grade de lieutenant dans la Marine. J'étais alors dans un camp d'entraînement, et on m'a rappelé à Moscou pour me proposer de seconder le jeune Boris Spassky qui devait se rendre à Anvers pour y disputer le championnat du Monde Juniors. Dès cet âge (il avait 18 ans), Spassky était un très fort joueur, même s'il n'était pas encore titré GMI. Mon travail a consisté à préparer les ouvertures, à analyser les parties ajournées, ainsi qu’à lui prodiguer un soutien psychologique. Cela a été une complète réussite, puisqu’il a remporté le titre ! Or, parmi les joueurs de ma génération, seuls Kérès et moi-méme, pour ainsi dire, maîtrisions les langues étrangères, et surtout l'anglais.

Sa passion pour les voyages

Enfant, je rêvais de voyager et je lisais Jules Verne. Lorsque j'ai commencé à me rendre à l'étranger, grâce aux Échecs, je suis allé visiter tous les lieux que j'avais déjà visité en imagination lors de mon enfance, comme l’Afrique, la Nouvelle-Zélande et toutes ces contrées exotiques qui me faisaient rêver. La France, évidemment, faisait partie de ces pays magiques. Avec mon épouse Ada, nous étions d'ailleurs très proches de Madame Chaudé de Silans, qui dirigeait le cercle Caïssa et qui a traduit notamment en anglais mon récit sur ces voyages, intitulé « Journey in Chess Kingdoom » (Un voyage au Royaume des Échecs).

Sur l’histoire

Je me consacre aujourd'hui pleinement à l’histoire des Échecs, et plus particulièrement à celle du Shatranj [le nom arabe du jeu] et de as Suli, le Prince des Échecs, poète à la cour du Calife de Bagdad, au 10e siècle. À ce sujet j'ai ma propre théorie sur l’histoire du jeu, qui se rapproche d'ailleurs de la vôtre, avec une évolution primitive suivant une influence greco-bouddhique. La culture échiquéenne est immensément riche, et je crois que son enseignement aux jeunes générations est primordial. C’est la raison pour laquelle je me suis engagé dans l'ouverture d’un Musée des Échecs, à Moscou. Maintenant, et pour conclure, permettez-moi de vous livrer ce très beau proverbe arabe : « N’offrez jamais votre fille en mariage à un joueur d'Echecs, car son cœur est déjà pris ». Toutefois, sachez que mon épouse Ada et moi-même avons célébré nos 60 ans de mariage !

Propos recueillis par Jean-Michel Péchiné

Yuri Averbakh : un prince au royaume des échecs par Jean-Michel Péchiné
https://www.europe-echecs.com/la-revue-europe-echecs/mag=499

Yuri Averbakh : de Max Euwe à Botvinnik par Georges Bertola
https://www.europe-echecs.com/la-revue-europe-echecs/mag=584

Yuri Averbakh : de Fischer à l'ère de l'ordinateur par Georges Bertola
https://www.europe-echecs.com/la-revue-europe-echecs/mag=585

Portrait d'une légende (1)

Yuri Averbakh de Max Euwe à Botvinnik 

Le 21 octobre 2011, dans le cadre du congrès du CCI au Musée du Jeu à la Tour de Peilz, j’ai eu le privilège de pouvoir m’entretenir avec Yuri Averbakh. Par Georges Bertola.

Ce joueur de légende fêtera ses 90 ans, le 8 février prochain. Il montre encore une vitalité étonnante. Sa mémoire est intacte. Ancien Candidat au titre mondial, il présida la fédération soviétique de 1972 à 1977. À la fois auteur, journaliste et historien renommé, il est toujours considéré comme l’un des meilleurs experts mondiaux de la stratégie des finales. Il se distingue encore pour avoir secondé quatre champions du monde : Smyslov, Tal, Petrossian et Spassky !

Comment avez-vous découvert le monde des échecs ?
J’ai appris à jouer à sept ans. Comme beaucoup de jeunes garçons de mon âge, je m’intéressais plus à des sports comme le football, le volleyball ou même le basket-ball [il mesure près de 1.90m ! NDLR]. C’est en 1935, lors du tournoi international de Moscou, que j’ai vraiment commencé à éprouver de la passion pour les échecs. Avec ma classe, j’ai assisté à une simultanée. Le champion de mon école a réussi à battre Emmanuel Lasker. J’ai décidé de suivre son exemple. Il y avait une deuxième raison. Andor Lilienthal, qui participait lui aussi au tournoi, voulait battre le record du monde en simultanée face à 155 adversaires. Pour cet évènement, les organisateurs ont sélectionné des joueurs pas trop forts, et même débutants. On m’a demandé de jouer et, à ma grande surprise, j’ai gagné ! Je me suis senti comme sur un nuage. À mon retour, mes parents étaient anxieux. Ils m’ont puni car j’avais disparu pendant 12 heures ! Ces deux expériences m’ont incité à poursuivre l’étude du jeu pour m’améliorer et je me suis inscrit à « l’Ecole des Pionniers ». Les résultats sont arrivés rapidement. Au bout d’un an, j’étais le plus fort joueur du club. En 1938, j’ai gagné le championnat scolaire d’URSS des moins de 16 ans. 

Étiez-vous nombreux à suivre cette voie ?
Oui, il y avait notamment les plus fort joueurs de ma génération, Smyslov et Mark Stolberg, qui fut l’un des plus jeunes Soviétiques à obtenir le titre de maître. À 18 ans, il participa au 12e championnat d’URSS, ce qui était alors exceptionnel. Il fut mobilisé en 1941, et devait tomber sur le front en 1943 face aux envahisseurs nazis. Il avait à peine vingt ans. 

Les jeunes talents de cette époque furent-ils nombreux à subir le même sort ?
Ernest Hemingway disait de sa génération qu’elle était la « génération perdue ». La mienne fut la « génération sacrifiée » parce que 93% d’entre nous sont morts pendant la guerre. Ayant vécu si longtemps, je me suis senti le devoir de témoigner et de montrer quelque chose de cette génération sacrifiée, et cela m’a aidé tout au long de ma vie. 

En 1935, Botvinnik remporte le tournoi de Moscou devant Capablanca ou encore Lasker. Comment percevez-vous cet exploit ?
Il était une idole pour nous, les jeunes. Nous suivions ses tournois, ses parties en essayant même de jouer ses ouvertures. 

Le « Patriarche », comme on l’appelait, a-t-il réellement fondé la fameuse « École soviétique » ?
Non, c’était beaucoup plus tard ! La première personne ayant formulé cette expression fut le Dr. Euwe. Il était venu en Crimée, avec Hans Kmoch, pour préparer son match mondial de 1935 contre Alekhine. Il avait aussi participé à un tournoi à Leningrad en 1934 face à nos meilleurs joueurs. Il n’avait obtenu que 50% des points, devancé par Botvinnik, Romanovsky, Riumin, etc. C’est à cette occasion que Max Euwe formula les fondements qui allaient caractériser « l’Ecole soviétique » !

Quels étaient ses principes ?
Un esprit combatif, une bonne préparation théorique, physique, psychologique et surtout élaborer une contre-attaque en jouant avec les Noirs. C’est un élément essentiel car, jusqu’alors, l’école positionnelle n’aspirait qu’à obtenir l’égalité avec les Noirs. Euwe fut donc le premier à définir les principes de « l’école soviétique ».

Que représentait Alekhine, à vos yeux ?
À l’époque, ses prises de positions politiques faisaient de lui notre ennemi. D’un autre côté, il était Russe et, bien sûr, nous suivions ses parties. Ses succès à San Remo 1930, Bled 1931, Zürich 1934 et surtout sa victoire contre Capablanca (en 1927) ne laissaient personne indifférent. 

Aujourd’hui, des joueurs comme Kramnik n’hésitent pas à le citer comme un modèle...
C’est sans doute vrai pour la nouvelle génération mais pour nous, l’ancienne, le héros était Botvinnik.

BOTVINNIK EN AUTOHYPNOSE : « Il voulait que nous nous entraînions – en 1955 dans sa datcha – avec la radio en marche pour l’aider à se préparer contre le bruit en tournoi... Il demandait aussi à Ragozin de fumer encore plus lorsqu’ils s’entraînaient ensemble. De cette manière, Botvinnik avait développé une technique d’autohypnose ! » Yuri Averbakh

Un doute plane sur le titre mondial de1948 remporté par Botvinnik. L’Estonien Kérès, devenu citoyen soviétique après l’annexion des pays baltes en 1939, fut-il utilisé comme faire-valoir pour assurer le titre ?
Je ne le pense pas. Bien sûr, je peux dire qu’il dut subir de très fortes pressions. Premièrement, le public était en faveur de Botvinnik. Deuxièmement, comme vous le savez, les lois étaient très sévères dans notre pays pour ceux qui avaient travaillé ou collaboré avec les Allemands ou dans l’Europe occupée. Ils devaient être punis. C’est pourquoi Kérès était en très grande difficulté et je me souviens qu’en 1945, il ne pouvait plus jouer en URSS [Kérès fut écarté plusieurs années de la compétition, étant considéré comme un traître pour avoir joué dans l’Allemagne nazie, après l’invasion de l’URSS en 1941 – NDLR]. Kérès a écrit spécialement à Molotov, qui était le deuxième homme fort du régime après Staline, pour obtenir le droit de jouer. Il fut invité à s’expliquer en présence des membres du Comité des Sports de l’URSS et de Molotov. Après des discussions très mouvementées, il a obtenu sa réhabilitation.

Vous pensez donc qu’il perdit loyalement ses 4 premières parties contre Botvinnik – gagnant la 5e alors que le titre était déjà acquis !?
Je connaissais très bien Kérès et je l’appréciais beaucoup. C’était un gentleman avec un véritable esprit sportif, et je ne peux rien dire de mal de lui. Je ne peux pas croire qu’il ait été capable de faire quelque chose d’incorrect. C’était à mon avis en toute honnêteté. Je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé, mais Kérès voulait être champion du monde. Il n’a malheureusement pas eu de chance. D’un côté, il y avait Botvinnik et ensuite la nouvelle génération avec Smyslov, Boleslavsky, Bronstein, etc. Il a été quatre fois « deuxième » dans la course au titre. C’est vraiment dommage !

Lors du match Botvinnik-Bronstein en 1951, vous étiez présent en tant que journaliste. Une rumeur prétend que Staline ne pouvait supporter de voir le nom de Bronstein associé à la couronne mondiale : c’était aussi le nom de son pire ennemi, Lev Davidovitch Bronstein alias « Léon Trotski », qu’il avait fait assassiner en 1940.
Je vais vous raconter l’histoire. Tout d’abord, le père de David Bronstein était trotskiste et il était détenu à une centaine de kilomètres de Moscou. Il ne pouvait assister au match, mais, d’autre part, l’un des principaux supporters de Bronstein était Veinstein... un colonel du KGB ! Cette situation était vraiment très compliquée... Mais c’est certain, Bronstein était soumis à de très fortes pressions, sans compter que le public et les forts joueurs soutenaient Botvinnik. 

Vous êtes, avec Taïmanov et Gligoric, les seuls survivants du tournoi des Candidats de Zürich 1953, immortalisé par le livre du tournoi de Bronstein. Comment l’avez-vous vécu ?
C’est le plus fort tournoi auquel j’ai participé durant toute ma vie. Il n’y avait pas d’outsider, tous les participants – au nombre de 15 – étaient de très forts joueurs. L’ancien champion du monde Max Euwe se classa avant-dernier ! J’étais très bien préparé théoriquement, mais je n’avais pas assez de pratique (10e avec 13,5/28). Le problème, c’est que j’ai bien joué contre les premiers du classement, mais que j’ai perdu mes deux parties contre celui qui finira dernier, le grandmaître suédois Stahlberg ! C’était mon ami, mais aussi ma bête noire. Et d’ailleurs, dans l’une de nos dernières rencontres, à Beverwijk en 1963, j’avais une position complètement gagnante. Je réfléchissais en me demandant comment je pouvais perdre une telle position, et j’ai gaffé. Je me suis retrouvé mat en deux coups ! C’était un bon tacticien qui utilisait toutes les ressources de la position, mais mon score contre lui est incroyable : une nulle pour quatre défaites. 

Un an après, vous remportez le titre de champion d’URSS. Cela a-t-il changé votre vie ? 
C’était un résultat très important. Je l’ai obtenu parce que j’étais bien préparé et j’avais cette fois suffisamment de pratique grâce au tournoi des Candidats. J’ai réalisé un très bon score (14,5/19 avec +10 =9), un résultat que seul Botvinnik avait surpassé jusqu’alors dans le championnat d’URSS en 1945 (15/17 avec +13 =4). C’était un moment critique dans ma vie car j’étais sur le point de terminer mes études à l’institut technique de Moscou, pour devenir ingénieur. Deux voies s’ouvraient à moi. J’avais le titre de maître depuis 1950 et j’avais gagné deux fois le championnat de Moscou (en 1949 et 1950), mais je n’étais pas encore un joueur professionnel. Mon père était fortement opposé à la poursuite de ma carrière de joueur d’échecs. Il rêvait de voir son fils devenir un scientifique avec un très bon salaire. Je me suis alors confié au directeur de l’institut, qui me dit : « Je vous donne deux ans pour faire quelque chose aux échecs. Si vous réussissez, vous deviendrez professionnel, sinon je vous reprends à l’institut. » C’est à la suite de cette discussion que j’ai décidé de tenter ma chance aux échecs. C’était un choix difficile car à l’époque, pour devenir professionnel, il fallait être dans les 20 meilleurs de l’URSS. Ingénieur, c’était une voie plus sûre même si l’on n’était que l’un des 20 000 meilleurs ! ?

Propos recueillis par Georges Bertola

Euwe,Max - Averbakh,Yuri 1953, commentée par Darko Anic

Euwe,Max - Averbakh,Yuri L Zuerich, 16.09.1953