En bref
Le monde des échecs est peuplé de personnalités rares, au destin exceptionnel. Pour le peintre Salvador Dali (1904-1989), qui y vécut durant près d'un demi-siècle, la délicieuse station balnéaire de Cadaqués, située à l'extrême pointe nord-est de l'Espagne, était le plus beau village du monde. Pour Enrique Irazoqui, qui y réside aujourd'hui, Cadaqués est une « île paradisiaque », noyée dans un océan de terre livré à l'emprise destructrice de l'ultra-libéralisme !
Au-delà de sa vision politique, la particularité de cet ancien acteur (qui avait incarné le Jésus-Christ de Pasolini), économiste et professeur de Littérature est d'être considéré comme l'un des meilleurs spécialistes mondiaux des échecs informatiques.
Arbitre officiel du match Kramnik-Fritz de Barhein, en octobre 2002, Enrique Irazoqui a également croisé dans sa vie des créateurs ayant marqué de leur empreinte l'histoire de l'art au 20e siècle. Leur premier point commun était d'avoir fréquenté Cadaqués. Ces artistes de génie en avaient un autre : leur passion, voire leur fascination pour les échecs ! Il en fut ainsi du duo de « révolutionnaires calmes » composé du Maître français Marcel Duchamp (1887-1968) et du compositeur américain John Cage (1912-1992). On ne parlait pas encore d'intelligence artificielle. Fritz n'était pas né. Les programmes ont depuis démontré qu'ils pouvaient battre les meilleurs humains. Toutefois, comme le souligne Enrique Irazoqui, à l'ère de l'informatique, « l'homme reste la mesure de toute chose ». Et déjà, car il est le seul à ressentir de l'émotion !
Sur Duchamp, Pasolini et les échecs
En 1964, alors âgé de 20 ans, Enrique joua le rôle de Jésus dans le film « L'Evangile selon Saint Mathieu », du cinéaste Pier-Paolo Pasolini (1922-1975). Cette reconstitution biblique fut présentée au Festival de Venise. Elle assura la renommée internationale du réalisateur italien et reçut le Grand Prix de l'Union internationale de la Critique, ainsi que celui de l'Office catholique du Cinéma.
« Pasolini aimait jouer au football, se souvient Enrique Irazoqui, mais il appréciait aussi les échecs. Toutefois, son niveau était très moyen, et il refusa toujours de jouer contre moi, car il n'aimait pas perdre ».
Et par la magie d'une rencontre estivale, Enrique replonge dans le coffre fantastique de ses souvenirs. Il se souvient encore de ce fabuleux été 1968, au cours duquel il croisa le fer avec Marcel Duchamp : « J'ai joué avec Duchamp, ainsi qu'avec son épouse, Teeny. Je l'avais battu, et cette défaite l'avait marqué profondément. Il y avait également le compositeur américain John Cage, mais il était d'un niveau nettement inférieur et il ne pensait qu'à attaquer ! Nous nous réunissions tous les soirs, aux environs de 18 heures, au café « Le Méliton », afin d'y jouer nos parties. Il y avait là, également, une cour de jeunes artistes qui venaient se presser autour de Duchamp, comme pour pouvoir dire ensuite : « J'ai tutoyé le mythe ». Mais Duchamp ne parlait que très peu. Il ne répondait pour ainsi dire jamais aux questions. Seuls le jeu et le déroulement de sa partie l'intéressaient ».
Sur ses premiers programmes
Je me suis acheté mes premiers ordinateurs d'échecs en 1979, alors que je vivais sur la Côte Est des Etats-Unis, où j'enseignais la Littérature. Il s'agissait des premiers modèles de la marque « Fidelity Electronics », mais ils avaient un niveau très faible. Sur le plan pratique, ils ne présentaient aucun intérêt. Ensuite, j'ai acheté tous les programmes les plus performants. C'est ainsi que j'ai appris à comprendre progressivement la programmation, et leur manière de calculer. Aujourd'hui encore, les programmes n'ont aucune intuition. Ils n'ont que du « muscle » [soit une capacité de calcul hors du commun]. Par exemple, ils ne savent toujours pas reconnaître une position bloquée. C'est encore la complication majeure des ordinateurs. Ils se perdent dans un effet horizon.
Le meilleur programme peut calculer facilement une suite de 20 coups à l'avance, mais il ne voit pas où cette variante le mènera, au 21e coup. Après cette ligne d'horizon, il est aveugle ! Or, Kramnik, Kasparov, voire moi-même pouvons voir que cette ligne de jeu aboutira à une position bloquée, mais pas l'ordinateur.
Sur le marché et ChessBase
Il n'y a pas beaucoup d'argent dans ce secteur. Le marché est très restreint, même s'il tend à se développer dans les pays de l'ancienne Europe de l'Est et en Russie, ainsi qu'en Asie. Auparavant, il existait quatre ou cinq compagnies. Aujourd'hui, il n'en reste quasiment plus qu'une : ChessBase. Il y a quelques producteurs marginaux, ou encore la firme distributrice de ChessMaster, mais ChessBase est quasiment en situation de monopole. Je ne crois pas que cette situation est saine pour des raisons évidentes [restriction de l'offre, fixation d'un prix unique de référence, etc.].
C'est un fait que tous les programmes distribués par ChessBase sont vendus avec la même interface graphique (Fritz, Shredder, Junior, etc.). Je pense cependant que cette situation était inévitable, car les autres acteurs de ce marché n'ont pas été suffisamment compétitifs ou ont failli au niveau du marketing. Ainsi, faute de délivrer une offre concurrentielle de qualité, ils se sont condamnés eux-mêmes à survivre, voire à disparaître, ce qui a été le cas de Rebel.
Sur l'Intelligence Artificielle
Avant de parler d'Intelligence Artificielle, il faut déjà se poser la question de savoir : Qu'est-ce que l'intelligence, au niveau sémantique ? Or, ce qui revient dans toutes les définitions données, c'est la capacité d'apprendre ! Un humain dispose naturellement de cette capacité, alors qu'un ordinateur peut répéter 100 millions de fois la même erreur. Lors des premiers développements de la recherche informatique [dans les décennies 1950-1960], les scientifiques avaient considéré que la preuve de l'intelligence d'un ordinateur serait donnée le jour où la machine battrait l'humain lors d'une partie d'échecs.
Cependant, il est impossible de dire que les programmes actuels ont une Intelligence Artificielle, car ils ne savent toujours pas apprendre. Je crois que ce type d'annonce relève plutôt du marketing. Si un programmeur pouvait réellement démontrer que sa machine est capable d'apprendre seule, croyez-moi, il ferait aussitôt l'ouverture du journal de CNN !
Un humain a une capacité de calcul très réduite, mais sa capacité de reconnaissance de schémas types de positions est très élevée. Pourquoi est-il préférable d'échanger un Fou plutôt qu'un Cavalier, à cet instant précis ? Un humain est capable de répondre de manière quasi-instantanée à cette question cruciale, qui relève surtout de la stratégie. Il se fie à son propre patron de répétition. Ce n'est pas de l'intuition, c'est le fruit de sa capacité à reconnaître une position et à voir ainsi les ressources et les dangers potentiels qu'elle recèle. Et cela est lié à son expérience, à son travail d'analyse antérieur et à sa compréhension d'une multitude de positions. Or, à 99%, les ordinateurs n'ont que du « muscle », c'est-à-dire, leur capacité de calcul phénoménale. Les machines qui ont été engagées dans ce tournoi en Israël évaluaient de 8 à 13 millions de coups à la seconde. Cette immensité est totalement folle. Kasparov et Kramnik, de leurs côtés, ne peuvent calculer qu'une position à la seconde, mais ils sont intelligents ! C'est toute la différence.
Sur le futur des programmes
Il s'opère un changement important depuis trois ou quatre ans. Auparavant, on considérait que les deux paramètres Vitesse de Calcul et Tactique étaient déterminants. Pour autant, la Stratégie était prépondérant à 98% ou 99%, alors que la Tactique (qui était pourtant un facteur décisif) ne comptait que pour 1 à 2%. Dans les faits, le meilleur tactiquement se révélait être le meilleur en tout. Or, aujourd'hui, cela est de moins en moins vrai. Junior, Shredder, voire Fritz commencent à pouvoir sacrifier du matériel de manière « spéculative », c'est-à-dire à partir de leur patron de reconnaissance des positions. C'est ce qu'avait démontré la machine lors du duel Kasparov-Deep Junior, disputé à New York en 2003.
Sur la tricherie
Apparemment, personne ne peut contrôler le fait que quelqu'un s'aide d'un programme pour tricher, surtout en parties rapides ou dans le jeu par correspondance. Même des GMI se font suspectés de tricherie. Sur Internet, il existe d'ailleurs une web page dont le seul objet est de donner des conseils pour « bien tricher » avec un programme, c'est-à-dire, sans se faire détecter ! Bien sûr, il y a également des parades et tout un arsenal de programmes de vérification et de validation des parties, mais je ne peux évidemment pas m'étendre sur ce sujet sensible...
Sur l'usage de l'ordinateur
Evidemment, l'ordinateur a changé beaucoup de choses dans le jeu, y compris, peut-être, dans la psychologie des joueurs de haut niveau. Il faudrait leur poser la question. Par ailleurs, les ajournements ne sont plus possibles. Sur le plan pratique, je pense également que le meilleur des programmes ne vaudra jamais un humain. Il est préférable de jouer avec un vrai adversaire, entre amis, au club ou au café. A ce titre, l'ordinateur est le dernier partenaire que je recommanderais à un jeune joueur ! Pour l'analyse, il est parfait, mais pour apprendre, on a besoin des autres, ce qui nous ramène à l'idée de lien social et de stimulation.
Une partie opposant deux personnes est plus belle, plus riche et plus passionnante, d'autant plus qu'il y a une dimension artistique. Les Echecs sont un jeu beau et intelligent, qui laisse une grande place à l'émotion. Et puis, il n'y aucune place pour le hasard. Si vous gagnez, vous savez pourquoi vous avez gagné ! Pour moi, jouer une partie d'échecs, c'est comme construire un microcosme, où il n'y a pas de Deus ex-Machina, où chacun peut être le Maître de sa destinée. Ce qui revient à dire : Dieu ne joue pas aux dés ! ».
Le Test Bratko-Kopec
Ce test avait été mis au point par Ivan Bratko et Danny Kopec, en 1982. L'objectif de ces deux scientifiques était d'évaluer, en la comparant, la capacité respective des humains et des ordinateurs à traiter un certain nombre de positions données (24 au total). Chaque diagramme doit être traité en 2 minutes. Il existe un seul bon coup objectif (tactique ou positionnel), tandis que le joueur soumis au test doit proposer ses 4 coups préférés, en commençant par sa meilleure idée. A la fin du test, le niveau estimé est restitué : débutant, joueur de club, expert, Maître International. Chaque position est évaluée selon son angle positionnel et son angle tactique, avec un niveau de difficultés allant de 1 à 4.
Par ailleurs, le test Bratko-Kopec a révélé que les GMI parviennent à reconstruire de mémoire toutes les positions soumises à l'analyse, en un temps donné d'environ 5 secondes chacune. Au fil des exercices, les MI tendent à commettre de plus en plus d'erreurs, se perdant dans la reconstruction des positions. Les Maîtres FIDE, quant à eux, réussissent à reconstituer les structures de pions, mais ils se trompent régulièrement dans le placement des pièces. Enfin, en dessous d'un Elo de 2200, les erreurs se situent aussi bien au niveau de la structure des pions qu'à celui du positionnement des pièces. Comme le souligne Enrique Irazoqui, « ce test a donc démontré que le caractère d'une position est donné, avant tout, par les pions. Ce qui nous ramène à Philidor (1726-1795) et à sa célèbre maxime : « Les Pions sont l'âme de jeu ». En ce sens, le génie français du siècle des Lumières a été visionnaire ! »
Références :
« A Test for Comparison of Human and Computer Performance » de I. Bratko et D. Kopec (In « Advances in Computer Chess III », de M. R. B. Clarke., aux éditions Pergamon Press, 1982). Les 24 positions du test sont accessibles sur le site Internet : www.kopecchess.com/bratko.html
In Europe Echecs Septembre 2004