En bref
Un défi de la sagacité
L'informatique est la plus extraordinaire technologie de communication inventée par l'homme. Son histoire se confond avec celle des échecs, langage universel. Au départ, qu'y a-t-il de plus binaire que de choisir ou non de jouer un coup donné ?
A cet instant décisif de sa réflexion, le joueur n'envisage plus qu'une alternative dans l'absolu : soit ce coup est bon et il devrait le guider sur le chemin de la victoire (1-0), soit ce coup est mauvais et sa conséquence immédiate ou à venir sera une défaite (0-1). C'est le gain ou la perte pure et simple de la partie qui est en jeu.
Les échecs ont toujours été assimilés à une lutte d'intelligence. Les joueurs éprouvent leur talent en se défiant les uns les autres. Autrement dit, avant la création du QI (Quotient Intellectuel), voire du QE (Quotient Emotionnel), les hommes n'avaient quasiment pas d'outils à leur disposition pour se mesurer intellectuellement... Si ce n'est les échecs, ce jeu royal dont la première vertu est d'échapper à l'emprise du hasard.
C'est la raison pour laquelle les princes, les seigneurs et plus généralement tous les souverains les plus puissants, en toutes contrées, prirent l'habitude d'inviter à leur cour les joueurs les plus renommés de leur temps. En les côtoyant, voire en leurs accordant des rentes financières, ces potentats se paraient des atours de leur sagacité.
L'ère scientifique du jeu
Enclenchons la vitesse supersonique pour parcourir le temps et mettons le cap sur le 18e siècle. Les philosophes des Lumières, à commencer par Rousseau, Diderot et Voltaire, révolutionnèrent les chiffres et les lettres. Tous trois étaient des pousseurs de bois passionnés.
Ils suivirent l'exemple prôné par Leibnitz, le mathématicien allemand, lequel déclara que « les échecs sont utiles à l'exercice de la faculté de pensée, tant nous devons posséder une méthode élaborée pour atteindre des buts partout où nous devons conduire notre raison ». Fréquentant le même sérail, les virtuoses français du Café de la Régence révolutionnèrent quant à eux le jeu des Rois.
L'un de ces champions était un musicien prodige âgé d'à peine 20 ans. Il imposa sa norme scientifique sur les échiquiers d'Europe. En 1749, le jeune François-André Danican Philidor (1726-1795) édita ses préceptes sous le titre de « L'Analyse des échecs ».
Son jeu préfigurait celui des futurs tenants de l'Ecole Moderne, dont Steinitz. Il était déjà méthodique, voire mécanique. Les parties devinrent pour ainsi dire froidement orchestrées. Philidor venait d'inaugurer l'ère scientifique des échecs.
De Philidor à Deep Blue
C'est une constante : les joueurs d'échecs ont toujours épousé rapidement les inventions majeures et les technologies émergentes. Depuis l'invention de l'imprimerie au 15e siècle, l'idée est sensiblement la même : véhiculer un savoir en abolissant les notions de distance et de temps.
Internet s'inscrit dans cette perspective, mais c'est un autre pan de la recherche fondamentale qui nous intéresse ici. Après l'avènement des dogmes de Philidor, les savants s'ingénièrent à croire au rêve chimérique d'un cerveau artificiel. Voici quelques étapes de ce long cheminement :
1769 : Le baron autrichien Van Kempelen invente le Turk, pseudo automate joueur d'échecs. Ironiquement, la supercherie (un joueur dissimulé dans le coffre) sera éventée par Mouret, un arrière petit-neveu de Philidor, en 1834.
1890 : Un premier pas décisif est franchi. La machine électro-mécanique du savant espagnol Leonardo Torres y Quevedo est capable, après une programmation savante, de jouer une finale Roi + Tour contre Roi dépouillé.
1950 : Le mathématicien américain Claude Shannon définit les bases de ce que sera la programmation échiquéenne. Il propose la méthode Minimax.
1951 : Le chercheur anglais Allan Turing crée le premier programme d'échecs expérimental. Ce même Turing avait réussi à déchiffrer le système de communication des Nazis (le fameux code « Enigma ») durant la seconde guerre mondiale.
Les échecs, une valeur étalon
De l'effet Papillon à l'effet Horizon
Au début d'une partie, il existe 20 coups légaux possibles pour les Blancs (16 de pions, 4 de Cavaliers). Au final, il y a dans l'absolu 10 puissance 120 de parties différentes possibles.
Les GMI le savent mieux que quiconque : il est excessivement rare qu'il renouvelle deux fois la même partie durant leur carrière. Et pourtant, il leur arrive de jouer des milliers de fois les mêmes ouvertures !
Ce qui nous ramène à l'effet papillon (un seul coup transpose la partie vers une multitude de variantes nouvelles) et son corollaire : l'effet horizon, ce stade ultime à partir duquel le programme s'aveugle...
Repousser les limites de l'informatique pour repousser la frontière de l'espace. C'est donc ainsi que tout au long des années 1960, les experts américains et soviétiques se sont affrontés par programmes interposés : IBM Stanford contre Kaïssa.
Les soviétiques l'emportèrent à chaque fois. Il est d'ailleurs étonnant de constater que ces duels étaient permis. Nous étions à l'apogée de la Guerre Froide, et les rencontres entre scientifiques des deux blocs, à priori, étaient proscrites. Les secrets étaient jalousement gardés, mais les ingénieurs, joueurs et passionnés, n'ont jamais cessé d'échanger leurs savoirs...
Une culture binaire
Faites-vous la Main !
19.c4!
Et Kasparov abandonne, car après 19...bxc4, le seul coup, les Noirs s'écroulent par exemple sur 20.♕xc4 ♘b4 21.♖e1 etc. Malgré trois pièces pour la Dame, les Noirs n'ont pas la moindre compensation. Leur Roi restera sous la menace d'une attaque mortelle et leurs pièces n'auront jamais le temps de trouver la moindre coordination. 1-0
Cette défaite signa la fin d'un long calvaire pour l'humain. Ce fut la première victoire en match d'un ordinateur contre le champion du Monde en titre.
Deux siècles après Van Kempelen, le vieux rêve chimérique des chercheurs s'était accompli...
Cet article a été publié une première fois le 21 avril 2006, dans la rubrique Arts & Culture