En bref
Après le « contre la montre » de quelques kilomètres, la première étape est une étape de route dans la Province de Liège, (Liège-Seraing) de 198 kilomètres. Ce qui donne l’occasion de rappeler que l’histoire du Tour de France, faites d’étapes de différentes natures, distingue des champions avec des spécialités différentes. Certains sont connus avant tout comme des grimpeurs collectionnant les maillots à pois rouges, réalisant des exploits pour parvenir en tête au sommet des cols : en 1959 et les années suivantes, c’était le duel entre l’espagnol Bahamontes et le Luxembourgeois Charly Gaul. Richard Virenque, Lucien Van Impe ont été également de légendaires grimpeurs.
A l’opposé, d’autres sont connus comme d’incomparables sprinters sur route, à l’image de Miguel Indurain, ou d’Erik Zabel qui remportèrent justement des étapes à Seraing respectivement en 1995 et 2001 dans ce plat pays que chantait Jacques Brel, et où, en 2012, c'est Peter Sagan qui partait comme favori.
Mais comme aux échecs, la victoire finale, la domination incontestable sur la discipline est souvent le fait des champions complets. Aux échecs, il y a de grands attaquants imaginatifs, à la Shirov ou Ivantchuk, des joueurs spectaculaires, qui n’atteignent pas la première marche faute d'être réguliers et aussi forts dans tous les compartiments du jeu. Il y a des joueurs de fond de cour, témoignant d’un sens positionnel profond, qui ne gagnent pas assez de parties au moment où il faut se dresser sur sa selle et attaquer les cols des combinaisons décisives.
Et finalement, l’histoire distingue souvent comme les plus grands champions, les esprits universels, au style classique, les champions complets, à l’image d’Anatoly Karpov, qui ont réussi à en quelque sorte comprendre l’essence de leur sport et à en dominer tous les compartiments. Le style de Karpov, c’est la pureté même, l’équilibre entre la puissance du calcul et la simplicité parfaite des conceptions.
Les échecs, comme le cyclisme, ou tous les sports ont ceci en commun qu’en dernière instance, c’est l’aventure d’un homme face à l’épreuve, la gestion de la compétition. Parfois, on assiste à la mutation profonde et imperceptible d’un champion, comme s’il avait reçu une initiation, bénéficié d’un « coaching mental » et atteint une meilleure compréhension de lui-même : l’attaquant cesse de céder à la facilité de son tempérament qui le porte aux combinaisons trop risquées et devient un maître stratège. Le grimpeur devient un routier. Le sportif, -comme je joueur d'échecs et bien des gens dans leur vie- doit se remettre en cause et même renoncer à cultiver ses points forts, à se laisser enfermer dans l'image même flatteuse qu'on a de lui pour son talent dans une spécialité et qui devient un handicap pour devenir plus complet.
Et, ainsi, dans le tour 2012, les favoris, Cadel Evans, Bradley Wiggins, champions complets, ne sont pas trop inquiets de telle ou telle victoire dans une spécialité d’un Candellara dans le "contre la montre" car ils savent qu’ils ont une palette plus large ! Mais les spécialistes peuvent se battre: Si Peter Sagan remporte de belle manière la première étape malgré la remontée du peloton et Cancellara, qui a donné un dernier coup de collier à la fin de la course, réussit à conserver son maillot jaune: les favoris devront attendre encore pour le porter.
Pendant ce temps, Anatoly Karpov, l'oeil rivé sur les vastes espaces des plaines ouvertes de Wallonie si peu vallonées et si propices aux grandes invasions, avec le même état d'esprit, a décidé de foncer sur les grandes routes et d'occuper l'espace face au reste du monde par son deuxième coup, c4.
Yves Marek
auteur de "Art, échecs et mat" (éditions Actes Sud)