Alekhine vs Yates, 1922

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Alekhine avec son épouse et Efim Bogoljubov

En bref

« Compliquer une position est une mesure extrême qu’un joueur devrait adopter seulement s’il est incapable de trouver un plan clair et logique. » Alexander Alekhine.

« On oppose volontiers tactique et stratégie. Mais songer même à les séparer pour la commodité de l'enseignement est tout à fait arbitraire ! Les troupes montent au front dans le cadre d'opérations stratégiques avant d'être en mesure d'ouvrir le feu tactique. Cette différence entre le jeu stratégique et le jeu tactique est encore plus artificiellement dégagée par le fait que les combinaisons sont étudiées séparées de leur contexte échiquéen général. C'est ainsi que pour que la combinaison prenne toute sa portée, elle devrait être étudiée à la lumière de la partie complète qui lui a donné le jour. La partie suivante en son entier nous donne une vision claire d'une magistrale opération stratégique culminant dans une petite combinaison de mat élémentaire. » Sylvain Zinser

« Une partie à montrer dans toutes les écoles d’échecs tant elle recèle d’instructives données positionnelles : cases faibles, bons échanges, mauvais Fou, contrôle de colonne ouverte avec conversion sur la 7e rangée, activation du Roi dans la finale... Le tout saupoudré de quelques idées tactiques aisément abordables en raison de leurs courtes variantes. » Marc Quenehen

Alekhine, Alexander - Yates, Frederick, London BCF Congress London (10), 1922. Gambit Dame [D64] — [Marc Quenehen & Sylvain Zinser]

« Compliquer une position est une mesure extrême qu’un joueur devrait adopter seulement s’il est incapable de trouver un plan clair et logique. » Alexander Alekhine.

Cette citation du 4e champion du monde peut surprendre au regard de son style de brillant joueur d’attaque et de ses nombreuses et fameuses pointes et contre-pointes tactiques, mais sa compréhension positionnelle était également celle des plus grands. La pensée d’Alekhine s’illustre dans la clarté stratégique de la partie suivante.

1.d4

« Doublez vos Tours sur la 7e ! On oppose volontiers - et c'est particulièrement sensible quant au style des joueurs - tactique et stratégie. Mais songer même à les séparer pour la commodité de l'enseignement est tout à fait arbitraire ! Les troupes montent au front dans le cadre d'opérations stratégiques avant d'être en mesure d'ouvrir le feu tactique. Cette différence entre le jeu stratégique et le jeu tactique est encore plus artificiellement dégagée par le fait que les combinaisons sont étudiées séparées de leur contexte échiquéen général. C'est ainsi que pour que la combinaison prenne toute sa portée, elle devrait être étudiée à la lumière de la partie complète qui lui a donné le jour. Le but de la colonne de pression est de faire irruption dans le camp adverse, où les 7e et 8e rangées sont des objectifs particulièrement sensibles. La partie suivante en son entier nous donne une vision claire d'une magistrale opération stratégique culminant dans une petite combinaison de mat élémentaire. » Sylvain Zinser

1...f6 2.c4 e6 3.f3 d5

« Par cet ordre de coups, Alekhine évite la Défense Nimzovitch 3.ç3 b4, avec laquelle son auteur avait déjà enregistré plus d'un succès. Mais à l'époque, la Défense Ouest-lndienne 3...b6, était encore très marginale, et le maître anglais (Frederick Dewhurst Yates, 1884-1932, six fois champion britannique de 1913 à 1931) ne voit aucune raison de renoncer plus longtemps au Gambit de la Dame Refusé. » Sylvain Zinser

4.c3 e7

« 3...Fb4 est jouable aussi et entre dans la très active Défense Ragozine qui n'avait pas encore été élaborée à l'époque. Toutes les recherches de Nimzovitch portaient alors sur la façon d'exploiter le complexe avec les pions doublés ç3-ç4-d4, et le fait d'avoir joué d7-d5 prive les Noirs de toute perspective à cet égard, les Blancs pouvant tout à loisir se débarrasser de leurs pions doublés par ç4xd5. Aussi, Yates ne voit-il pas de raison de permettre 4...b4 5.g5 après quoi les mécanismes du clouage avec pression sur d5 sont plus délicats que dans la solide variante orthodoxe. » Sylvain Zinser

5.g5 0-0 6.e3 bd7 7.c1

« Maintenant, comme au coup suivant, les Blancs diffèrent le développement du f1 dans l’idée de gagner un temps en cas de prise en c4. Positionner les pièces lourdes sur la colonne « c » est de toute façon profitable puisqu’il existe de fortes chances d’ouverture en raison de la tension des pions c4 et d5. » Marc Quenehen

Après 7.♖c1

7...c6 8.c2

« Quand les Blancs ne choisissent pas la variante d'échange en jouant ç4xd5 à l'un des coups précédents, amenant une stabilisation centrale, ils ne refusent plus aujourdl'hui la méthode de libération de Capablanca : 8.d3 dxç4 9.Fxç4 d5 10.xe7 (Alekhine préférait systématiquement e4 évitant les échanges) 10...Dxe7 11.0-0 xç3 12.xç3 e5. La méthode adoptée ici, dite "La lutte pour les temps" était très populaire dans l'entre-deux-guerres. Les Blancs jouent tous les coups possibles sans dommage avant de se résoudre à jouer Fd3 afin d'économiser un temps si les Noirs n'attendent pas pour jouer d5xç4, le Fou blanc ayant alors sauvé un temps en reprenant directement en ç4. » Sylvain Zinser.

8...e8 9.d3

« Les Blancs peuvent encore attendre par 9. a3 a6 10.h3 mais Alekhine estime que l'affaiblissement de la case f7 dû au départ de la f8 lui permet d'entrer sans plus attendre dans le vif du sujet. » Sylvain Zinser

9...dxc4

« Les Noirs se décident maintenant à échanger en c4, ce qui offre aux Blancs une majorité de pions centrale et une colonne semi-ouverte « c ». » Marc Quenehen

10.xc4 d5

« L’idée de Yates était donc de proposer des échanges de pièces pour tenter de soulager sa position resserrée. » Marc Quenehen

11.e4

11.xe7 « était plus précis, comme le reconnaît Alekhine lui-même dans Deux Cents Parties d'Echecs. Les Noirs avaient maintenant un bon coup: 11...a5+. » Sylvain Zinser

11...f5?

Après 11...f5?

« L'affaiblissement des cases noires au centre va conditionner tout le cours ultérieur de la partie. 11...f6!? était le plus intéressant, l'affaiblissement du pion e6 étant relativisé par la présence de la Tour en e8. » Sylvain Zinser

« Une première – mais néanmoins très sérieuse – faute positionnelle dont le champion anglais ne se remettra jamais. L’avancée du pion f7 affaiblit la case e5 et détériore le roque noir. » Marc Quenehen

12.xe7 xe7

« Cet échange va dans le sens des Blancs puisqu’il ôte le meilleur Fou des Noirs pour ne laisser que le passif c8. » Marc Quenehen

13.ed2 b5?

Après 13...b5?

« Un contre-exemple dans le maniement des pions. C'est un autre mauvais coup positionnel qui cède aux Blancs la colonnne "ç". Les Noirs veulent développer le Fç8 mais mieux valait procéder par 13...7b6 14.d3 g6 préparant avec patience la poussée libératrice e6-e5, ou si 14.b3, alors 14...a5! et les Blancs se voient privés d'une partie de leur liberté d'action à l'aile-Dame. » Sylvain Zinser

« Les Noirs livrent maintenant la case c5... » Marc Quenehen

14.xd5! cxd5

Après 14...cxd5

« L’échange du deuxième Fou a été opéré dans le but d’obtenir une supériorité quantitative de pièces légères pour jouer sur les cases noires. En effet, les Blancs disposent maintenant de deux Cavaliers pour investir les cases faibles c5 et e5 alors que les Noirs ne pourront se défendre qu’avec un seul Cavalier. Le Fc8 est la pire pièce de l’échiquier et sera incapable de peser dans la partie en raison de l’obstruction faite par ses propres pions. » Marc Quenehen

15.0-0 a5 16.b3! a4 17.c5

« Les Blancs ne s’inquiètent pas des échanges en c5 qui vont souligner et même accentuer leur avantage. » Marc Quenehen

17...xc5 18.xc5 xc5 19.xc5

« Les Blancs n'ont évidemment pas voulu se créer un pion passé (dxç5) dont ils n'auraient pas été en mesure d'exploiter l'avance et qui les aurait encombrés plus qu'autre chose. C'est la domination de la colonne ouverte qui sera leur carte maîtresse ! » Sylvain Zinser

19...b4 20.fc1 a6

« Les Noirs menacent d'opposer les Tours sur la colonne "ç" et de rétablir ainsi un certain équilibre, le Fou n'étant pas plus "mauvais" que le Cavalier, car l'avance des pions à l'aile-Dame lui assure des possibilités de circulation. » Sylvain Zinser

21.e5!

Après 21.♘e5!

« Les Noirs finissent donc par payer l’affaiblissement de la case e5 provoqué 10 coups avant. Nous verrons que cette case leur coûtera même la partie au tout dernier coup. » Marc Quenehen

21...eb8

« Alekhine s’est également rendu maître du contrôle de la colonne « c » sans qu’il soit possible de la contester avec 21...ec8? puisqu’après 22.xc8+ xc8 23.xc8+ xc8 24.c6 le Cavalier permet de gagner un pion décisif en raison de la menace de fourchette en e7 et de l’attaque du pion b4. » Marc Quenehen

22.f3!

« Dégageant un passage pour le Roi dont l'intervention sera nécessaire pour forcer la décision. » Sylvain Zinser

« Dans cette finale, le Roi veut sa part du gâteau ! Les Blancs ouvrent le chemin f2-g3-f4-e5 afin que leur monarque puisse lui aussi rayonner sur la case faible centrale. » Marc Quenehen

22...b3 23.a3

« Et non bien sûr 23. axb3? car les Blancs veulent rester maîtres de la seule colonne ouverte. » Sylvain Zinser

« Dans la lutte Cavalier contre Fou en finale, il est conseillé de multiplier les blocages de pions sur la couleur du Fou adverse afin qu’il ne trouve pas de cible et qu’il soit gêné dans ses mouvements. » Marc Quenehen

23...h6 24.f2 h7 25.h4

« Assurant la protection de la route du Roi blanc. Les Noirs auraient pu à un moment donné jouer g7-g5, mais l'ouverture de la colonne "h" aurait été aussi lourde de conséquences. » Sylvain Zinser

25...f8 26.g3 fb8 27.c7

Après 27.♖c7

« Le début d'une manoeuvre que l'on nommera "conversion horizontale". La puisssance des Tours blanches sur la colonne "ç" est transposée sur la 7e rangée où les Tours vont effectuer un nouveau doublement. » Sylvain Zinser

« Après la colonne « c », c’est maintenant la 7e rangée qui tombe dans l’escarcelle des Tours blanches. » Marc Quenehen

27...b5

« Les Noirs ne peuvent toujours pas se défendre avec 27...c8 28.xc8 xc8 29.xc8 xc8 30.d3 suivi de 31.c5 et de la pénétration du Roi blanc via f4 et e5. » Marc Quenehen

28.1c5! a6 29.5c6 e8 30.f4 g8 31.h5!

« Un tour de vis supplémentaire interdisant la case g6 au Roi noir en prévision de la suite. » Sylvain Zinser

« Pour fixer la faiblesse du pion g7. » Marc Quenehen

31...f1 32.g3

Après 32.g3

« Mais pas encore 32.f7 à cause de 32...aç8!. À remarquer que, même dans une position très supérieure, voire gagnante, les braises couvent encore sous la cendre de la position adverse, et il suffit d'une imprécision pour tout gâcher. » Sylvain Zinser

32...a6

« Le Fou aura au moins pu menacer un pion durant un coup. .. » Marc Quenehen

« 32...e2 était préférable, et Alekhine indique comme suite de l'attaque : 33.g6, 34.h4 et 35.e5. » Sylvain Zinser

33.f7

« Les Blancs se préparent à doubler les Tours sur la 7e rangée. Les Noirs doivent donc libérer la case g8 pour que leur Tour puisse venir défendre le pion g7. Il n’était pas possible de se soulager avec 33...Tf8 en raison de l’échange en f8 puis de la prise du pion e6. » Marc Quenehen

33...h7 34.cc7 g8 35.d7!

« Menace de gagner la qualité par Cf6+. » Sylvain Zinser

35...h8 36.f6!

Après 36.♘f6!

« Les Blancs cassent la protection du pion g7 en forçant le départ de la g8. Le Cavalier est bien sûr imprenable en raison du mat en h7. » Marc Quenehen

36...gf8

« Les Noirs devaient compter sur ce coup pour empêcher les Blancs de capturer le pion g7 en raison du Cavalier attaqué, mais un grain de sable va s’immiscer dans leurs calculs. » Marc Quenehen

37.xg7!! xf6 38.e5 1-0

Après 38.♔e5 1-0

« Un de ces sourires alekhinesques ! La Tour en f6 est perdue à cause du mat des deux Tours résultant de 38...6f8 (af8) 39.h7+ g8 40.cg7 mat. » Sylvain Zinser

« Le Roi triomphe sur la case e5, celle-là même qui a été affaiblie inconsidérément 27 coups plus tôt ! La f6 est donc perdue puisque sur 38...f8 le mat serait donné en 2 coups. Une partie à montrer dans les écoles d’échecs tant elle recèle d’instructives données positionnelles : cases faibles, bons échanges, mauvais Fou, contrôle de colonne ouverte avec conversion sur la 7e rangée, activation du Roi dans la finale... Le tout saupoudré de quelques idées tactiques aisément abordables en raison de leurs courtes variantes. » Marc Quenehen

Sylvain Zinser a consacré la majeure partie de son existence au développement du jeu d'échecs. Cette passion ne l'a jamais abandonnée; et nous tous, lecteurs du magazine et internautes lui devons énormément. Sans son travail titanesque et son érudition hors du commun, Europe-Echecs n'existerait pas aujourd'hui. 
https://www.europe-echecs.com/art/sylvain-zinser-nous-a-quittes-4758.html

Alekhine - Yates, London BCF Congress London (10), 1922

Fondée en 1959 par Raoul Bertolo, la revue Europe-Echecs résulte de la fusion entre L'Échiquier de France et l'Échiquier de Turenne. Tout a commencé avec L'Échiquier de Paris (bulletin des cercles de l'Île-de-France) créé en 1946, qui a fusionné après son 60e numéro, en 1955, avec L'Échiquier de France. Ce mensuel a à son tour fusionné, après 36 numéros, en décembre 1958, avec L'Échiquier de Turenne créé en 1955, pour finalement fusionner après 41 numéros, en décembre 1958, avec le magazine Europe-Echecs créé en janvier 1959. Europe-Echecs est l'une des plus anciennes revues françaises sur le jeu d'échecs encore en parution. Merci à tous pour votre soutien et votre fidélité !

Alexandre Alekhine en 1938