En bref
Les dizaines d'articles, de biographies, et de recherches réalisées ne devraient pas laisser de zone d'ombre dans le destin de ce génie russe des échecs.
Mais l'histoire de sa vie continue de poser de nombreuses questions. Les questions qui surgissent inévitablement doivent impérativement être éloignées des clichés traditionnels. Le grand-maître Ilya Smirine et l'homme d'affaires Andreï Filatov, sponsor du dernier match de championnat du monde d'échecs dans la Galerie Tretiakov, dressent un portrait sobre du quatrième champion du monde.
Trois jours avant la fin de l'année, le 28 décembre 1999, un ouragan s'abattait sur la banlieue de Paris. Il est passé à travers le cimetière Montparnasse et a balayé avec une violence particulière une pierre tombale en particulier. Sur le bas-relief, le profil du quatrième champion du monde en marbre blanc de Carrare. Au pied du monument, un damier. A côté de la croix, une inscription en lettres d'or: « Alexandre Alekhine. Génie des échecs de la Russie et de la France… ».
Alexandre Alekhine est né dans une riche famille noble. Son père était le plus grand propriétaire foncier de la province de Voronej, chef de la noblesse, membre de la Douma d'Etat. La mère d'Alekhine venait de la famille Prokhorov, des célèbres fabricants de Moscou. Le futur champion du monde a reçu une éducation aristocratique et un excellent enseignement. Il connaissait depuis son enfance plusieurs langues – pour de nombreux aristocrates russes, le français était la langue utilisée dans leur foyer.
Dans le milieu aristocratique prérévolutionnaire, servir la Patrie était aussi naturel que de respirer. A travers sa vie, Alekhine a réalisé le sens du devoir qu'il portait en lui. Sa nature morale de noble et de patriote russe lui a permis de ne pas abandonner sa dignité humaine dans les moments les plus difficiles de sa vie.
Offensive Broussilov
Le début de la Première Guerre mondiale surprend Alekhine à Mannheim, où se tenait un tournoi de l'Union allemande des échecs. Aux côtés des autres participants venus d'États hostiles, Alekhine est arrêté et interné en Allemagne. Alekhine découvrait pour la première fois la prison et la guerre.
En Russie, où le joueur est retourné par des chemins détournés, il n'était pas soumis à la conscription dans l'armée à cause d'une maladie cardiaque. Toutefois, en raison de son éducation et de son caractère, il ne put rester à l'écart de la vague de patriotisme qui parcourt la société russe au début de la Première Guerre Mondiale. Il commence à travailler au Comité d'aide aux soldats malades et blessés, et à l'été de 1916, en dépit de son état de santé, il part pour le front comme volontaire. Le « Bulletin des échecs » (№ 19-20, 1916) décrit ainsi les circonstances de l'obtention de distinctions militaires par Alekhine :
« Sur le champ de bataille A. Alekhine a avec abnégation aidé les blessés, souvent sous l'artillerie ennemie et le feu des mitrailleuses, et a reçu pour cela deux médailles de Saint-Georges. Un jour, il a évacué du champ de bataille un officier blessé, suite à quoi il s'est vu remettre l'Ordre de Saint-Stanislas aux épées. …En fournissant une assistance aux blessés dans les endroits les plus dangereux, Alekhine a été blessé à deux reprises, la deuxième fois si gravement (au dos) qu'il a dû être hospitalisé plusieurs semaines à l'hôpital de Ternopol ».
N'est-ce pas trop, trois récompenses en si peu de temps ? Pour comprendre cela, il convient de se rappeler les circonstances dans lesquelles les médailles ont été reçues. La célèbre « Offensive Broussilov » a été un jalon de l'histoire de la Première Guerre mondiale. L'offensive, lancée à travers la ligne de front, n'a littéralement pas laissé un mètre de terre n'ayant pas été le théâtre de batailles sanglantes.
Pourtant, la période d'engagement militaire d'Alekhine est insuffisamment connue. Un homme issu d'une famille noble, un maître d'échecs assez célèbre, fut soudain propulsé au cœur d'une confrontation militaire sauvage. Qu'a-t-il ressenti, plongé dans cette boucherie ? Et comment la guerre a influencé la formation de sa personnalité ? On peut émettre des hypothèses en se fondant sur les livres de Maugham, Hemingway, Remarque, qui avaient le même âge qu'Alekhine et ont participé à la Première Guerre mondiale, avant de décrire ces événements terribles.
Mystères d'Odessa et versions moscovites
De retour à Moscou, Alekhine est affecté au service juridique du ministère des Affaires étrangères. Après la Révolution d'Octobre, il a perdu sa fortune et son statut de noble. Quelques mois plus tôt, en mai 1917, son père est décédé.
C'est le début d'une période difficile dans la vie du futur champion, mais il a continué à jouer, malgré la faim et une époque cruelle. Pendant cette période, Alekhine parcourt avec une audace étonnante la Russie troublée. En mai 1918, il joue à Arkhangelsk, à l'automne à Kiev, puis à Odessa. Peut-être que les tournées d'échecs l'ont sauvé de la sensation d'effondrement de son monde habituel. Il a voyagé de ville en ville, réalisant des parties en aveugle et jouant pour de l'argent.
Les paris dans le café Robin d'Odessa, consacré au jeu d'échecs, ont continué même après l'instauration du pouvoir soviétique le 6 avril 1919. On estime que c'est précisément dans ce café qu'Alekhine a été arrêté par la Tchéka. On dit que l'arrestation se produisit sur dénonciation d'un de ses ennemis, peut-être d'un joueur local.
Tomber entre les mains de la Tchéka était une épreuve très difficile. En particulier pour un noble héréditaire, fils d'un membre de la Douma d'Etat. Le salut d'Alekhine dans l'Odessa révolutionnaire tint presque du miracle.
Beaucoup a été écrit sur ce salut, mais on manque ici encore de faits exacts. On a parlé du rôle de Trotski, Manouilsky, Rakovski (tous acteurs éminents de la Révolution d'Octobre)... Mais ce sont probablement les échecs qui ont sauvé Alekhine. Plus précisément, sa renommée: les différentes parties hostiles du conflit révolutionnaire avaient du respect pour le célèbre maître. Alekhine lui-même n'aimait pas parler de cet épisode, et refusait de l'évoquer. S'il n'acceptait pas l'activité révolutionnaire, il se sentait philosophiquement comme un grain de sable dans les processus historiques globaux, dont un des éléments était le destin.
Après sa libération, Alekhine a travaillé au comité exécutif provincial d'Odessa. En août 1919, il s'installe à Moscou et prend des cours d'interprétation à l'Ecole d'Etat du cinéma, mais en mai 1920, il est nommé inspecteur de la Direction centrale d'enquête de Moscou au sein de la police. Parlant couramment l'anglais, le français et l'allemand, Alekhine s'occupait de la correspondance concernant les étrangers disparus en Russie pendant la révolution et la guerre civile au commissariat populaire aux Affaires étrangères .
Le besoin de travailler et de gagner sa vie a détourné le maître des échecs. Il continue cependant à jouer aux échecs, occupe la première place lors de l'Olympiade panrusse à Moscou (plus tard appelé premier championnat de l'URSS), mais les conditions de vie dans un pays isolé et appauvri par la révolution ne lui permettent pas de se concentrer sur le jeu.
A l'automne 1920, Alekhine change à nouveau d'affectation et devient traducteur au Département de l'information et de l'organisation du Komintern, où il a rencontré sa future épouse, une social-démocrate de Suisse, la journaliste Anna-Lisa Ryuegg, âgée de 42 ans. Après son mariage, Alekhine tente de partir pour Paris. Le permis de sortie est signé par Leo Karakhan, qui était commissaire du peuple adjoint aux Affaires étrangères.
En trois ans de révolution, Alekhine a changé plusieurs fois de professions, a été deux fois la victime de dénonciations, a séjourné en prison, et a miraculeusement survécu. Homme fier, conscient de son talent exceptionnel aux échecs, il est presque privé de toute possibilité de jouer aux échecs. En conséquence, Alekhine a déménagé à Paris, qui est, dans les années 30 du siècle dernier, la capitale de l'émigration russe.
Citoyen français
Alekhine obtient la nationalité française quatre ans plus tard, en 1925. La même année, en Russie, le Bureau exécutif de l'Union des échecs d'URSS « n'a pas jugé possible de conclure des négociations avec Alekhine au sujet de sa participation à un tournoi international à Moscou, considérant ce maître étranger comme un élément hostile et étranger au pouvoir soviétique ... ». Imperceptible pour le grand public, cette décision a porté un terrible coup à Alekhine.
Après sa victoire de l'automne 1927 sur Capablanca, le nouveau champion du monde retourne triomphalement en Europe. On célèbre également sa victoire en Russie, mais la liesse est surtout perceptible chez les émigrés russes. Le célèbre écrivain Kouprine a consacré à Alekhine un essai enthousiaste intitulé « Echecs ».
A Paris, lors de l'une de ses nombreuses célébrations, Alekhine prononce un discours de reconnaissance. La citation la plus célèbre du discours est « le mythe éventé de l'invincibilité de Capablanca ». C'est ainsi qu'elle fut rapportée par la majorité des journaux, mais quelques éditions d'émigrés publièrent un texte modifié: « Le mythe de l'invincibilité des bolcheviks peut être détruit comme a été détruit le mythe de l'invincibilité de Capablanca ». Jamais remarqué pour ses déclarations antisoviétiques, il pourrait avoir prononcé ces paroles, mais ce n'est pas prouvé.
Le champion n'a pas voulu renier la publication à scandale, et s'est tu, en essayant de ne pas aggraver ses relations avec les émigrés. Toutefois, en URSS, les articles furent remarqués. On y réagit de manière vive et virulente, en décrétant Alekhine « ennemi ». Le frère d'Alekhine, Alexeï, resté au pays, renia publiquement le champion du monde.
Lev Lioubimov, dans ses mémoires « Sur une terre étrangère » a décrit ainsi le grand maître: « Alekhine donnait l'impression d'un homme fort et résolu. Il était capable de parler intelligemment, avec du poids, mais dans son discours se glissait toujours une irritation involontaire. Oui, sans aucun doute, quelque chose dans son destin l'irritait constamment. Il était vraiment inspiré quand on parlait d'échecs, et si la personne était un étranger, il soulignait toujours que la culture des échecs la plus élevée se trouvait dans l'Union soviétique…
Alekhine était bien sûr un homme de grandes passions, mais il se savait en pays étranger, conscient qu'il n'était pas chez lui, et que seulement dans la ‘maison natale’, dont parlait Bounine, on pourrait le reconnaître vraiment. Dans le même temps, il avait une certaine lâcheté, qui l'empêchait de reconnaître de façon décisive l'erreur de sa rupture avec son pays, tout cela le brisait, le privant de tout soutien intérieur... ».
Comme beaucoup d'émigrants, il fut profondément marqué par la rupture avec son pays et a cherché à renouer des liens avec l'Union soviétique. À la fin de 1935, au cours d'un match contre Euwe le journal Izvestia publia un télégramme: « Non seulement en tant qu'employé de longue date des échecs, mais aussi comme un homme qui a compris la grande importance de ce qui a été réalisé en Union soviétique dans tous les aspects de la vie culturelle, j'envoie mes sincères salutations aux joueurs d'échecs d'Union soviétique, à l'occasion du 18ème anniversaire de la Révolution d'Octobre. Alekhine ». Les journaux d'émigrés condamnèrent le message, et affirmèrent qu'Alekhine avait été « poussé » par Mikhaïl Botvinnik, que le champion du monde respectait beaucoup.
En 1936, Alekhine s'adresse à deux reprises à la rédaction du magazine consacré au jeu d'échecs « 64 »: « 27.VII.1936. A la rédaction de ‘64’. Je serais heureux, grâce à la collaboration avec votre journal et après tant d'années, de prendre une part active à la construction des échecs en URSS. Je profite de cette occasion pour saluer chaleureusement une Russie nouvelle, une Russie d'acier. Alexandre Alekhine ».
Voici la seconde lettre: « Londres, 1. IX 1936. A la rédaction de ‘64’. Suite à la question concernant la possibilité de ma coopération avec votre journal, je juge qu'il est de mon devoir de faire la déclaration suivante: 1. Pour moi, ce serait un grand plaisir que de nouveau prendre une part active à la construction des échecs en URSS. 2. J'espère que mes erreurs du passé, dont j'ai désormais totalement conscience, ne constitueront pas un obstacle insurmontable pour la participation mentionnée...
Je regrette d'autant plus ces erreurs que, ces dernières années, mon indifférence envers l'impressionnante augmentation des réalisations soviétiques s'est transformée en enthousiasme. J'aurais, je le répète, une grande joie à prouver cette relation dans les faits. Alexandre Alekhine ».
Dans ces lettres, on sent non seulement de la nostalgie pour la Patrie, mais aussi la conscience du fait que les échecs avaient acquis leur plus grand développement en URSS. A cette époque, ses collègues, de célèbres maîtres occidentaux, réalisaient régulièrement des visites à Moscou, prenant part à des tournois. Le champion du monde Lasker trouva refuge dans la capitale soviétique alors que l'Europe était progressivement dévorée par la peste brune. Même des émigrants célèbres revenaient, parmi eux l'écrivain Kouprin, ami d'Alekhine, et la géniale poétesse Tsvetaieva.
Alekhine n'est plus jeune, le besoin de voir la Russie le dévore. En 1939, on signe un accord sur son match de championnat du monde avec le meilleur joueur d'échecs d'URSS, Mikhaïl Botvinnik. Du côté soviétique, la tenue du match était directement contrôlée par Staline. En jouant à Moscou, Alekhine voulait se réhabiliter face au gouvernement soviétique et alléger la vie de son frère et de sa sœur vivant en Russie. Mais les cartes furent à nouveau battues et la Seconde Guerre mondiale commença.
Collaborateur ou victime ?
L'invasion de la Pologne par l'Allemagne a coïncidé avec l'Olympiade d'échecs en Argentine. Dans la presse et à la radio, Alekhine appelle au boycott de l'équipe allemande. En tant que citoyen et homme de devoir, il suivait ses convictions.
En 1940, de retour en France, Alekhine intègre l'armée française. Comme en 1916, il s'est porté volontaire et a servi d'interprète au rang de sous-lieutenant dans le renseignement militaire. La fin rapide des hostilités entre la France et l'Allemagne a mis fin à l'engagement militaire d'Alekhine.
Dans le Paris occupé, il est contraint de travailler comme chroniqueur d'échecs dans le journal Parizer Zeitung, ce qui causera plus tard beaucoup de tort dans sa vie. Afin de se protéger lui-même et sa famille, Alekhine cherche à partir de France, mais se voit opposer un refus. On comprend rapidement selon quelles conditions Alekhine et sa femme parviennent à vivre sous la surveillance de l'occupant – on exige que le champion poursuive les tournois dans les territoires allemands. En outre, les autorités allemandes lui « proposent » de publier une série d'articles consacrés aux échecs.
En 1941, le Parizer Zeitung publie un article intitulé « Echecs aryens et juifs » (avec un sous-titre stipulant: « Etude psychologique basée sur l'expérience du champion du monde d'échecs Dr Alekhine, démontrant l'absence de force conceptuelle et de courage chez les juifs »). On ne lui pardonna pas ces articles jusqu'à la fin de sa vie, même si la paternité de ces documents n'a pas été prouvée jusqu'à nos jours. Alekhine a expliqué que les textes avaient été corrigés et richement complétés par un rédacteur profasciste, et qu'il n'avait rien écrit de tel. Cependant, après la guerre, presque personne ne voulait l'écouter. On accusait le champion de participation à des compétitions organisées par l'Union nazie des Echecs et de coopération avec le journal émigré anticommuniste « Nouvelle parole », publié à Berlin et soutenant Vlassov (Alekhine tenait également une chronique consacrée aux échecs dans « Nouvelle parole »).
En 1943, Alekhine, sous la « protection » des nazis, parvint finalement à sortir de France. L'Espagne et le Portugal devinrent son refuge. Un refuge temporaire, semblait-il...
En ce qui concerne les articles antisémites, le débat est complexe. L'ensemble de la vie d'Alekhine atteste qu'il avait un respect sincère pour ses collègues de jeu, parmi lesquels il y avait de nombreux juifs. Que ce soit avant ou après l'apparition des articles falsifiés, Alekhine n'a jamais donné la moindre raison d'être considéré comme un antisémite (sans parler du fait qu'il était marié à une juive).
Après la guerre, un ultimatum de la Fédération américaine d'échecs, accusant Alekhine de collaboration, a constitué la base de sa mise au ban. Comme l'écrivent les historiens, « ... Alekhine fut cru par ceux qui avaient intérêt à le croire, et il s'attira la défiance de ceux qui n'avaient pas intérêt à le croire ».
Le cinquième champion du monde, Max Euwe, a joué un rôle dans la tournure que prirent les événements. C'est sous sa présidence qu'a été lancé le travail du comité chargé d'enquêter sur la coopération d'Alekhine avec les nazis. Les membres du comité ont exigé le retrait du titre de Champion du Monde d'Alekhine, qu'il soit écarté des compétitions, et le refus de publier ses articles sur les échecs. Apparemment, cette « purge » du monde des échecs visait également à s'emparer du titre de champion du monde sans lutte autour de l'échiquier.
Seule l'URSS ne se hâta pas d'accuser Alekhine. Qui plus est, les autorités de ce pays organisèrent un match de championnat entre Alekhine et Botvinnik en août 1946. Enfin, la Patrie soutenait le champion ! La Russie blessée, sortie victorieuse de la guerre la plus terrible de l'histoire, et qui plus que les autres pays était en droit de juger ce qui est possible et ce qui est impossible pour les hommes se trouvant dans la position d'Alekhine. Le quintuple champion du monde accueillit la nouvelle du match avec beaucoup d'enthousiasme. Un espoir apparaissait dans sa sombre vie d'après-guerre. L'espoir était apparu, mais il disparut avec la vie elle-même. Alekhine est mort subitement, et les circonstances toujours floues de sa mort continuent de préoccuper les historiens et les journalistes.
Pour mieux comprendre la situation d'Alekhine, on peut se tourner vers la lettre qu'il a envoyée en 1945 aux organisateurs du tournoi d'échecs international de Londres. Voici les extraits les plus importants:
« ...La première chose dont vous m'avez informé – c'est un éventail de questions liées à mes sympathies alléguées et non fondées pendant la guerre pour les Allemands. Toute personne qui n'est pas liée par des préjugés devrait comprendre mes véritables sentiments pour les personnes qui m'ont tout pris, tout ce qui fait la valeur de la vie: ils ont détruit ma maison, ont saccagé le château de ma femme et tout ce que je possédais, et, enfin, ils ont même volé ma réputation d'honnête homme.
Ayant consacré ma vie entière aux échecs, je n'ai jamais été impliqué dans quelque chose qui n'a pas de rapport direct avec ma profession. Malheureusement, toute ma vie – surtout après la victoire au championnat du monde d'échecs – les gens m'ont attribué des opinions politiques tout à fait absurdes.
Depuis environ vingt ans, je porte le surnom de ‘Russe blanc’ ce qui m'est particulièrement douloureux, car il rend impossible pour moi tout lien avec ma patrie, bien que je n'ai jamais cessé de l'aimer et de l'admirer.
Enfin, en 1938-1939, je tentai, à la suite de négociations et d'une correspondance avec le champion soviétique Botvinnik, de mettre un terme à cette légende ridicule par l'organisation d'un match en Union soviétique entre nous, ce qui était pratiquement réglé. Mais la guerre a éclaté, et après son achèvement je me vois ici, affublé de l'épithète insultante de ‘pronazi’, accusé de collaboration, etc., etc.
… Euwe était tellement convaincu de mon ‘influence’ chez les nazis qu'il m'a écrit deux lettres dans lesquelles il m'a demandé de prendre des mesures pour alléger le sort du pauvre Landau et de mon ami Oskam. En réalité, en Allemagne, et dans le territoire occupé par cette dernière, nous avons été sous la surveillance constante et sous la menace des camps de concentration de la part de la Gestapo, de sorte qu'Euwe, comme beaucoup d'autres, est dans une erreur totale.
…J'ai joué aux échecs en Allemagne et dans les pays occupés par cette dernière uniquement parce que c'était notre seul moyen de subsistance, mais c'est aussi le prix que j'ai payé pour la liberté de ma femme. Me remémorant la position dans laquelle je me trouvais il y a quatre ans, je peux uniquement affirmer que si c'était à refaire aujourd'hui, je serais contraint d'agir exactement de la même manière. En temps normal, ma femme avait de l'argent et pouvait prendre soin d'elle, mais pas en temps de guerre, et pas dans les mains des nazis. Je le répète: si les allégations au sujet de ma ‘collaboration’ sont basées sur mon séjour forcé et temporaire en Allemagne, je ne peux rien ajouter, j'ai la conscience tranquille !
Une autre possibilité est que ces allégations contre moi soient fondées sur des articles qui ont paru dans la ‘Parizer Zeitung’. Je peux tout à fait contester ce fait. Pendant trois ans, j'ai gardé le silence. Mais à la première occasion, j'ai donné une interview, et déroulé les faits qui ont eu lieu sous leur juste lumière. Dans ces articles, parus en 1941 lors de mon séjour au Portugal, et que j'ai déjà découverts en Allemagne à partir de leur réimpression dans le ‘Deutsche Zeitung’, il n'y avait presque rien d'écrit de ma main.
Ma dévotion à l'art des échecs, le respect que j'ai toujours exprimé pour le talent de mes collègues, bref, toute ma vie professionnelle d'avant-guerre doit faire comprendre aux gens que les spéculations du ‘Pariser Zeitung’ étaient des faux.
Je regrette de ne pas être en mesure de venir à Londres pour confirmer personnellement tout ce qui précède.
A. Alekhine, Madrid, 6 décembre 1945 ».
Génie et citoyen
Si l'on essaie de résumer les événements survenus à Alekhine en un quart de siècle d'émigration, on peut dire qu'il a été complètement immergé dans les échecs et a essayé de s'éloigner de tout ce qui l'empêchait de s'y consacrer. Mais la nostalgie envers la patrie le caractérisait, comme un grand nombre d'émigrés russes. Il ne cachait pas cette nostalgie, et est entré à la première occasion en contact avec les émissaires soviétiques. Peu à peu, l'opinion publique de l'Union soviétique a elle aussi changé, passant de façon radicale de « Alekhine – notre ennemi » à « Alekhine – Notre premier champion ». Malheureusement, il est mort quelques mois avant l'événement qui aurait pu le lier de nouveau à la mère Patrie.
Le 23 mars 1946, après des discussions et des négociations en coulisses, la FIDE a officiellement pris la décision de tenir le match entre Alekhine et Botvinnik, mais le 25 mars au matin, le champion était retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel. Le maître déjà âgé était assis dans un fauteuil près d'une table avec un échiquier.
Alexandre Alekhine était une personne solitaire, fermée et complexe qui ne faisait pleinement confiance qu'à son chat siamois bien-aimé. Pouvait-il en être autrement, si l'on a à l'esprit les épreuves du sort qu'il a subies ? Les grands joueurs n'ont généralement pas un caractère simple, mais qui en a supporté autant que lui hors de l'échiquier ? Alekhine a perdu sa maison et sa famille, puis a perdu la France, qui était devenue son deuxième foyer. Il a été deux fois en prison et à deux reprises a combattu contre les Allemands – les deux fois en tant que volontaire ! A la fin de vie, il a été accusé d'être un collaborateur. Le monde entier l'avait applaudi, mais à la fin de sa vie, Alekhine fut presque obligé de faire la manche, n'ayant pas assez d'argent pour se nourrir et acheter du tabac. Quand apparut l'espoir de corriger sinon toutes ces épreuves, du moins une partie d'entre elles, sa vie s'est soudainement interrompue.
En réalité, il chérissait deux choses – son don pour les échecs et l'honnêteté de son nom. Personne ne fut en mesure de contester la puissance d'Alekhine aux échecs. Mais beaucoup ont essayé de remettre en question sa réputation.
Loin de la Russie, Alekhine soulignait toujours qu'il était et demeurait un homme russe. Trois ans avant la mort d'Alekhine, un autre Russe connu du monde entier mourait aux États-Unis: Sergueï Rachmaninoff. Ce dernier avait dit: « Je suis un compositeur russe, et mon pays a laissé une empreinte sur mon caractère et mes opinions. Ma musique est le fruit de mon caractère, voilà pourquoi c'est de la musique russe ... ».
Alexandre Alekhine aurait pu prononcer quelque chose de semblable au sujet de ses parties d'échecs.