En bref
Tous les joueurs d’échecs savent qu’une partie d’échecs peut être un véritable chef d’œuvre. Qu’est-ce que la philosophie de l’art peut nous apprendre sur la beauté de notre jeu ? Précisons quelle émotion esthétique est provoquée par une partie du jeu d’échecs.
Par Benjamin Théveny
Dans notre article paru dans le numéro de décembre 2024, nous avions commencé à esquisser ce qui fait la beauté de notre jeu. Nous proposions que c’est le moment « d’extension de range » qui nous pousse à dire « quelle belle partie » ou « quel beau coup ! ». Avant de creuser cette idée, faisons un rappel de ce qui a été dit en recommençant par un puzzle :
Dans cette partie de juillet 2023 disputée entre Stockfish et Torch, les blancs jouent et mettent la pression. L’on peut commencer par penser à Cxh7, mais très rapidement il va nous sembler que le fou de cases blanches va nous manquer pour cette attaque. Alors, l’on peut raisonnablement exclure Cxh7 de notre range, c'est-à-dire de l’ensemble des coups que l’on considère comme potentiellement bons dans une position.
À partir de là, l’on peut considérer plusieurs coups préparant une attaque comme Dh5, Dg4 ou encore Ff4 ou bien h4. En partie, il faudrait prendre un peu de temps pour réfléchir à ce que l’adversaire pourrait répondre à chacun de ces coups.
Or ici, l’ordinateur a prévu quelque chose d’étonnant. Pour aucune raison apparente, il sacrifie son cavalier sur la case h7. L’on pourrait quand même supposer que l’attaque sur le roi est suffisante. Il suffit de ramener la dame sur le roi : 1. Cxh7 Rxh7 2. Dh5+. Or, une fois que le roi retourne se cacher en g8, il est peu évident de savoir comment un humain continuerait cette partie. L’ordinateur pourtant réussira à mettre énormément de pression sur son adversaire, et nul doute qu’un joueur de club aurait très rapidement cédé.
Cet étonnement que nous ressentons face à ce coup d’ordinateur qui nous apparaît improbable voire même dangereux, c’est ce que nous appelons « l’extension de range », car notre range est étendue par un coup que l’on ne considérait pas jouable. Désormais, de manière durable, tous ceux qui auront vu cette idée jouée ici par l’ordinateur réfléchiront à deux fois avant d’exclure Cxh7 de leur range.
Si la philosophie c’est la création, l’exploration et la discussion de concepts, alors faisons en usage ici pour essayer de comprendre ce qui se passe lors de cette expérience d’extension de range.
L’extension de range, une émotion esthétique ?
1. Cadre conceptuel
Commençons déjà par poser proprement nos concepts :
Range : « De l’anglais, signifie « éventail, gamme, variété ». Terme échiquéen signifiant l’ensemble des coups possibles jugés bons présents à l’esprit d’un joueur à un moment donné d’une partie.
Extension de range : Élargissement de la range d’un joueur lors de la confrontation avec un coup qui n’y s’y trouvait pas auparavant.
Dans ce cadre, nous avançons que c’est l’extension de range qui provoque une émotion esthétique. Mais qu’entendre par là ? Quel genre d’émotions esthétiques une partie du jeu d’échecs peut-elle provoquer ? Proposons une caractérisation en suivant les travaux du philosophe John Dewey. Selon lui, de nombreuses expériences peuvent être dites « esthétiques » : si un individu range sa chambre par habitude, cela n’a rien d’esthétique. Mais si son irritation initiale qui l’a poussé à ranger sa chambre se retrouve apaisée par l’ordre apparent de ses affaires rangées, cette émotion peut être selon Dewey dite « esthétique ». Ce qui provoque l’émotion esthétique, c’est la qualité relationnelle entre l’agent et l’expérience, c'est-à-dire son engagement dans l’activité.
Cette caractérisation nous donne un cadre pour comprendre l’expérience d’extension de range. C’est parce que nous sommes engagés dans une partie d’échecs, dans la compréhension de sa complexité et dans le calcul des différentes lignes que l’on peut ressentir une certaine émotion lorsque se révèle un coup hors de la range, celui-ci mettant de l’ordre dans notre pensée. Mais cette première compréhension de l’esthétique peut nous laisser sur notre faim. Peut-on préciser encore ce que cela fait que d’être touché par une partie d’échecs ?
Une expérience esthétique de l’agentivité
L’agentivité, c’est le fait pour un individu d’être capable d’agir sur le monde, de le transformer, d’être à l’origine d’évènements. Le philosophe américain C. Thi Nguyen propose dans son ouvrage Games: agency as art (2020) une théorie de l’esthétique de l’agentivité. Comment le fait d’être à l’origine d’une action peut-il être ressenti comme esthétiquement satisfaisant ? Pour Nguyen, et nous suivons ses thèses, c’est le fait de se rendre compte que je suis capable de résoudre un problème dont je suis conscient de la grande difficulté qui est à l’origine de cette satisfaction esthétique deweyenne.
L’ouvrage de Nguyen ne cesse de discuter des moments du quotidien qui sont à l’origine de telles expériences esthétiques : éviter de justesse une conductrice saoule sur la route (2020, p. 111), réussir à se tenir sur un petit rocher lors d’une escalade (2020, p 108) par exemple. Dans le cadre des échecs, cette satisfaction est poussée à son maximum car je me rends compte de la difficulté du problème, je sais que mes capacités sont poussées à leur maximum. C’est ce qu’il appelle « l’harmonie de capacité »
Comment ne pas concéder effectivement l’idée que dans le cadre d’une partie d’échecs, nos capacités de calcul, d’anticipation, de stratégies sont parfois poussées dans leurs derniers retranchements ? Et n’est-ce pas justement ce moment où la solution s’impose à nous après de longs calculs, de longues considérations que nous sentons enfin les planètes s’aligner, et une émotion esthétique se dessiner ?
3. L’extension de range, une expérience du sublime
Nous voulons continuer de préciser ce que cela fait que d’être touché par une belle partie d’échecs. Le coup qui provoque l’extension de range, le coup qui montre que nos capacités étaient arrivées à leur limites, peut provoquer un sentiment de peur, de rejet voire d’incompréhension. Reprenons l’exemple de la partie Short – Timman (1991) discutée dans notre article du numéro de décembre 2024 :
Dans cette partie disputée entre Short et Timman en 1991, l’expérience est la suivante : les blancs jouent et réalisent leur avantage. Le bon coup est Rh2! avec le plan d’aller mater avec le roi en h6 et la dame en g7. Les noirs étant en Zugzwang, ils ne peuvent rien faire. Ce coup peut provoquer de l’incompréhension. Quelle idée d’aller mettre le roi au milieu du plateau ? Or, une fois le Zugzwang noir compris, il apparaît que ce coup Rh2 et le plan d’aller mater le roi noir est en fait très esthétique. Quelle émotion esthétique conjugue la peur et en même temps une forte émotion esthétique ? En philosophie, c’est ce que l’on appelle l’expérience du sublime.
Il nous apparaît donc qu’au-delà d’une simple émotion esthétique similaire à celle que l’on pourrait ressentir lorsque l’on range sa chambre ou lorsque l’on gare parfaitement sa voiture, le jeu d’échecs provoque des expériences du sublime. Voilà une caractérisation un peu plus fine !
Ainsi, nous avons précisé l’émotion esthétique qui peut être provoquée par une partie d’échecs. Cette introduction est une tentative de rendre accessible au grand public des discussions philosophiques qui peuvent parfois sembler bien denses de l’extérieur. Nous n’avons pas ici traité tous les problèmes, il y en a encore de nombreux à discuter ! Notons par exemple la distinction entre l’expérience esthétique du joueur d’échecs qui est assis à sa table et qui joue une partie et l’expérience de celui qui lit un livre d’échecs. Étant donné que celui-ci n’est pas responsable des coups qu’il joue, qu’il ne fait qu’imaginer ce qu’il pourrait jouer il est sensé de penser qu’il ne ressent peut-être pas exactement la même chose que celui qui joue réellement la partie. Nous avons également brièvement introduit la notion de sublime pour qualifier l’extension de range, mais les discussions philosophiques sur la notion du sublime sont encore nombreuses aujourd’hui et nous devons continuer de préciser notre concept d’extension de range.
Ce travail de recherche qui vient d’être esquissé dans cet article appelle des travaux complémentaires. Bien que le mémoire de recherche dont l’une des thèses vient être discuté est plus long et plus complet, cette introduction devrait suffir à en esquisser la nature. Nous souhaitons continuer ces travaux lors d’une thèse de doctorat pour laquelle nous sommes à la recherche de financements cette année.
Que ce travail ouvre des pistes de réflexion sur différents points est très enthousiasmant. Esquissons plusieurs thèmes qui méritent d’être creusés :
Nous partions du jeu d’échecs, car c’est le jeu que nous connaissons le plus intimement. Mais nous souhaiterions développer nos analyses dans le cadre d’autres jeux, qu’ils soient de plateaux comme les échecs, ou plus largement des jeux vidéo également. Au-delà même du jeu, nous souhaiterions exporter le concept d’extension de range dans d’autres domaines de l’esthétique. Pour ce faire, il nous faudra développer un cadre conceptuel de la « range » plus large que simplement « l’ensemble des coups possibles jugés bons présents à l’esprit d’un joueur à un moment donné d’une partie ». Nous avons pour cela plusieurs pistes, notamment lié au champ de la musique. La range musicale d’un individu serait similaire à son goût musical, sans pour autant se confondre avec ce concept. Par immersions successives à différents genre musicaux, de plus en plus éloignés de la range initiale de l’auditrice, elle pourrait ainsi écouter des artistes qui lui semblaient totalement inaccessibles au départ. Étendu encore, le concept de range pourrait être conçu dans ce cadre comme un concept sociologique. La range d’un pays ou d’une région donnée pourrait être analysée. Par exemple, l’on pourrait parler de « range occidentale » pour l’auditoire français qui est surtout à l’aise avec des mesures binaires comme la mesure 4/4, tandis qu’un auditoire turc serait plus à l’aise avec une mesure en 9/8. C’est notamment sur ce jeu de range différentes que se base le morceau Blue Rondo a la Turk de Dave Brubeck. Le morceau commence par un rythme effréné en 9/8 qui sonne étrangement à l’oreille occidentale, mais retrouve après deux minutes trente une mesure en 4/4 qui rassure l’auditeur occidental. Il nous semble que le concept de range pourrait permettre d’analyser les expériences esthétiques que provoquent de tels morceaux.
Benjamin Théveny
Benjamin Théveny a été étudiant à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Il a consacré son mémoire de master au thème de « L’esthétique du jeu d’échecs » sous la direction de Margherita Arcangeli. Il propose une analyse philosophique de ce qui nous fait dire « Quelle belle partie ! ».
Références
Arcangeli, M & Dokic, J. (2020). A Plea for the Sublime in Science. Milena Ivanova; Steven French. The Aesthetics of Science. Beauty, Imagination and Understanding, Routledge, pp.104-124, 2020, 978-0367141141. ff10.4324/9780429030284-6ff. ffijn_03084724f
Dewey, J. (1934/2005). Art as experience. TarcherPerigee.
Dokic, J. (2022) Variations on familiarity in self-transcendent experiences. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy.
Kant, E.
(1781/1787). Critique de la raison pure (traduit par Alain Renaut). Flammarion. Kant, E.
(1790). Critique de la faculté de juger (traduit par Alain Renaut). Flammarion.
Nguyen, C. T. (2020). Games: Agency as Art. Oxford University Press Inc.
Peacocke, A. (2021). Phenomenal experience and the aesthetics of agency. Journal of the Philosophy of Sport, 48(3), 380–391. https://doi.org/10.1080/00948705.2021.1952879
Sadler, M & Regan, N. (2019). Game Changer: Alphazero’s Groundbreaking Chess Strategies and the Promise of AI. New in Chess