La nulle par accord mutuel interdite

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En bref

La FFE a décidé d'interdire la nulle par consentement mutuel pour les championnats Individuels et Jeunes dès 2012.

Jusqu'à présent, lors de ces compétitions, une partie pouvait se conclure par le partage du point par consentement mutuel. Il suffisait qu'un des deux joueurs propose nulle et que l'autre l'accepte.

Avec le nouveau règlement un tel cas de figure sera désormais interdit. Pour annuler une partie, et donc partager le point, il faudra jouer jusqu'à ce que se produise un des 4 cas de nulle prévu par le règlement : répétition de la même position pour la 3e fois, règle des 50 coups, pat, et insuffisance de matériel.

L'assemblée générale de l'European Chess Union, qui s'est réunie aux mêmes dates que le comité directeur de la FFE, a pris une mesure moins radicale : dans les compétitions qu'elle organise (et qui concernent majoritairement des joueurs professionnels), il sera interdit de proposer nulle avant le 40e coup. Cette mesure entrera en vigueur le 1er janvier 2012.

Une vieille mesure peu appliquée, réintroduite en 2005

Cette mesure rappelle celle instituée lors de la première édition des règles du jeu par la Fédération Internationale des Echecs, en 1929, qui interdisait la proposition de nulle avant le 30e coup. Cette mesure demeura en vigueur jusqu'à la modification des règles, en 1952. Il faut toutefois remarquer qu'elle ne semblait pas s'appliquer de manière catégorique, on trouve dans les bases de données de cette période quelques milliers de nulles en moins de 30 coups, y compris par les plus grands joueurs (Botvinnik, Alekhine, Euwe...).

En 1962 et 1963, la FIDE tenta de réintroduire cette disposition en la renforçant : les nulles de moins de 30 coups étaient sanctionnées par un double forfait et les organisateurs devaient examiner les nulles par répétition de moins de 30 coups, afin de vérifier qu'il ne s'agissait pas d'un contournement de la règle. Cependant, cette mesure n'entrera pas en pratique et elle fut même abandonnée en 1964. Pour répondre à la plainte de Fischer sur les nulles rapides entre Soviétiques lors du tournoi des candidats de 1962, la formule du Championnat fut changée, et la FIDE instaura le système de matchs à élimination directe.

L'interdiction de proposer la nulle est réapparue en 2005, sous le nom de « règles de Sofia », lorsqu'elle fut instituée lors du tournoi M-Tel, joué en Bulgarie. Cette règle a aussi été appliquée à l'occasion des Grand Prix FIDE 2008-2010, et lors de certains tournois majeurs, comme Bilbao.

Un réel problème ?

Jeff Sonas a mené une étude sur le nombre de nulles aux échecs. D'après ses calculs, la nulle représente moins de 30% des parties quand le plus fort des 2 joueurs a un classement Elo inférieur à 2200, comme l'illustre ce graphique :

La probabilité de nulle augmente en fonction du Elo.
Graphique © Jeff Sonas / http://www.chessbase.com

Ces chiffres sont confirmés par ceux du dernier Championnat de France à Caen. Selon les parties disponibles sur le site de la F.F.E., les parties des open se sont achevées dans moins de 30% des cas par le partage du point (contre 53% dans les Nationaux). Sur les 754 parties disponibles, 132 sont des nulles de moins de 40 coups (17,63%).

Aux Championnats de France Jeunes de Montluçon, moins de 20% des parties se sont achevées sur un résultat nul, avec une durée moyenne de 43 coups. Sur les 164 nulles recensées, 69 se sont conclues avant le 40e coup. En vertu des futures règles de l'ECU, dans 7,77% des cas les joueurs auraient été contraint de jouer quelques coups supplémentaires.

Pour les compétitions de l'E.C.U. (auxquelles participent surtout des professionnels), en prenant en compte les parties des 2 derniers évènements majeurs (Championnat d'Europe individuel à Aix les Bains, et la Coupe d'Europe des Nations 2009), il y a 44% de nulles (26% de moins de 40 coups).

Ces statistiques ne permettent que de donner un ordre d'idée général. Il faudrait analyser chaque partie pour vérifier les cas de pat, de triple répétition de la même position ou d'un échec perpétuel, auquel cas les pourcentages diminueraient encore.

Une évolution impérative selon la FFE

Pour Laurent Vérat, directeur technique de la FFE, cette décision ne fait qu'anticiper une future règle de la FIDE. En effet, lors de sa dernière réunion en août 2011, la commission pour la modernisation de la FIDE a décidé  l'interdiction de proposer nulle. Mais pour entrer en vigueur, cette mesure devra être approuvée par le prochain congrès de la FIDE. Le comité directeur fait le pari que ce projet sera adopté par la majorité des pays membres.

Pour ses promoteurs, l'interdiction de la proposition de nulle est un pas de plus vers la reconnaissance des échecs comme sport. Jean-Claude Moingt rapporte ainsi sur son blog une remarque de l'ex-président du Comité International Olympique, Juan Antonio Samaranch : « dans aucun autre sport la rencontre ne peut s’arrêter au bout de 5 minutes par la nulle sur décision des protagonistes ». Tout récemment, les quatre membres de l'équipe de France proposèrent nulles au bout de quelques minutes de jeu à l'occasion du match contre l'Azerbaïdjan, suite au malaise de Vugar Gashimov. Néanmoins, selon Laurent Vérat, « ce cas est exceptionnel et on ne règle pas un problème général en recensant de manière exhaustive l'ensemble des cas particuliers. ».

Toutefois, cette disposition ne s'appliquera, pour l'instant, qu'à 2 évènements, les Championnats de France Jeunes et Toutes Catégories. La Fédération n'exclut pas de l'étendre à d'autres compétitions : une clause interdisant de proposer ou d'accepter la nulle pourrait même figurer dans les contrats des joueurs de l'équipe de France pour les Olympiades 2012 en Turquie. Cette mesure pourrait également être étendue aux compétitions par équipes, du moins les plus importantes. Le règlement interdirait de proposer nulle. L'arbitre, dont la présence est obligatoire lors des matchs (du Top12 à la Nationale 3) sanctionnerait si nécessaire. Toutes ces extensions possibles de la décision de fond sur l'interdiction de proposer nulle sont encore à prendre au conditionnel ; les instances de la FFE devant évidemment les étudier au préalable.

Une mesure absurde selon ses opposants

La nulle est l'issue logique d'une partie bien jouée, ne dit-on pas que le gagnant d'une partie d'échecs est celui qui commet l'avant dernière erreur ?

L'interdiction de proposer nulle pose une présomption de culpabilité envers les joueurs, « nous considérons que vous êtes des tricheurs jusqu'à ce que vous nous prouviez le contraire », inacceptable selon Thomas Lemoine , arbitre FIDE : « les nulles, même rapides, ne sont pas une tricherie quand elles ne sont pas décidées à l'avance". De plus, il ajoute un élément statistique : l'étude de Jeff Sonas citée ci-dessus démontre que les nulles, y compris les nulles rapides, sont en diminution, même à haut niveau.

En pratique, cet arbitre expérimenté s'attend à des situations délicates à gérer, avec une de ses parties comme exemple :

Gaborit - Lemoine (Avoine 2006)

 

 

« Mon adversaire, avec les Blancs dans la position ci-contre, se rendant compte qu'il n'avait aucune chance de gain, a proposé la nulle que j'ai évidemment acceptée aussitôt. Le système actuel permet aux joueurs raisonnables de gérer eux-mêmes leurs fins de partie dans ces situations. S'il faut attendre la répétition de position ou les 50 coups et faire vérifier chaque nulle par l'arbitre, on ne va pas s'en sortir. »

Pour lui, il eut mieux valu attendre le vote effectif de la FIDE : « même si l'absence de démocratie au sein de la FIDE (d'ailleurs dénoncée par la FFE) est de notoriété publique, le fait que cette règle soit proposée ne veut pas dire qu'elle sera finalement adoptée. Et de toute façon, même si son adoption était certaine, pourquoi se précipiter pour anticiper des mesures néfastes ? ».

Il rejette également l'argument de la reconnaissance comme sport : « Reconnus par qui ? Par le grand public ? Mais si on va demander à madame Michu dans la rue si elle considère les échecs comme un sport, elle ne dira pas « non, parce qu'il y a trop de nulles » ! Elle ne sait peut-être même pas qu'on peut faire nulle. Elle dira « non, parce que vous restez assis sur vos chaises pendant des heures, et ce n'est pas du sport ». Ou alors, la FFE veut dire reconnus par le ministère ? Mais avec toutes les couleuvres qu'on nous fait avaler depuis six ans et demi en disant que c'est nécessaire à l'obtention du statut de fédération délégataire, que ne l'avons-nous encore obtenu ? Cette excuse passe-partout ne fonctionne plus. »

Un autre argument contre l'interdiction de la proposition de nulle est que le nombre de coups ne serait pas un critère efficace. Comme le remarque le Grand Maître anglais John Nunn en réponse à Jeff Sonas, de nos jours les joueurs peuvent très bien débiter 25 coups théoriques. Une partie très originale, bien que comportant moins de coups, sera plus intéressante.

Dans les matchs par équipe, l'adoption de cette mesure réduirait très fortement le rôle du capitaine,  puisque  toute proposition ou acceptation de nulle pour des raisons stratégiques serait impossible.

Des GMI dubitatifs

Les trois Grands-Maîtres interrogés par Europe Echecs se rejoignent sur un point, synthétisé par Romain Edouard (membre de l'équipe de France aux Olympiades) « adopter de force cette mesure aux échecs amateurs, alors que la plupart des joueurs viennent pour s'amuser et y dépensent beaucoup de leur argent personnel, est largement discutable. ». Arnaud Hauchard (ex-capitaine de l'équipe de France) y voit « une restriction de la liberté des joueurs », surtout que, comme le souligne Bachar Kouatly (Directeur de la publication d'Europe Echecs), « cela ne concerne que très peu de cas. Généraliser pour certains cas n'est pas une solution, ce n'est pas en légiférant qu'on améliorera la situation. »

Pour l'application de la règle aux joueurs professionnels, leur position n'est pas aussi hostile. Arnaud Hauchard se dit plutôt favorable à la mesure de l'E.C.U. (interdiction de proposer nulle avant le 40e), même si pour lui le 30e coup suffirait.  Romain Edouard n'est pas forcément contre l'interdiction, même s'il regrette la disparition de l'aspect psychologique de la proposition de nulle. A ce sujet, l'interview vidéo du GM Laurent Fressinet lors de la ronde 8 du championnat d'Europe par équipe est lumineuse. Laurent raconte qu'il a gagné ses deux dernières parties contre Alexander Morozevich en « menaçant » de faire nulle. Deux fois Morozevich a forcé, et deux fois il a perdu !

Il ne faut pas non plus négliger l'aspect économique, selon Romain Edouard « si les contraintes augmentent, alors, les conditions et/ou prix devraient augmenter en conséquence. ».

En outre, ces trois joueurs considèrent que la mesure n'empêchera pas les arrangements. « Les joueurs feront nulle dans le cadre établi avec des répétitions de coups » prévoit Bachar Kouatly. Arnaud Hauchard s'attend lui à voir « des comédies lors de la publication des appariements, les joueurs s'arrangeront. Le lendemain sur l'échiquier, ce ne sera qu'une mascarade ». Selon lui, il est tout à fait possible de limiter  le nombre de nulles, notamment lors des dernières rondes, en utilisant des moyens existants : privilégier le nombre de victoire comme départage dans les tournois fermés par exemple. En ce qui concerne les opens, ne dévoiler les appariements et le système de départage que quelques minutes avant le début de la dernière ronde.

Une erreur de cible ?

Comme cela a été démontré, les nulles de moins de 40 coups constituent un très faible pourcentage du nombre total des parties entre amateurs. Certains argueront que ça ne va pas modifier la pratique de l'immense majorité, tandis que d'autres se demanderont l'intérêt de réglementer pour si peu de cas.

On a le sentiment que les institutions se trompent de combat. Le but est en réalité de lutter contre les « nulles de salon », de courtes nulles qui frustrent les spectateurs, déçus de voir leurs idoles abréger rapidement le combat. De même, sponsors et médias ne comprennent pas ce phénomène propre aux échecs.

Mais finalement, de quelles nulles de salon parle-t-on pour que les instances se mobilisent comme s'il s'agissait de lutter contre un fléau ? Certainement pas celles des amateurs qui ne passent même pas sur Internet et ne passeront jamais à la télévision. Parlerait-on des parties des professionnels à +2700 Elo ? Dans ce cas, rappelons que ces joueurs sont payés (en plus des prix à gagner) pour venir jouer, que leurs frais sont également payés, et que si certains pensent que ce sont leurs nulles en quelques coups qui font fuir les médias et les sponsors, commençons par appliquer la règle aux tournois de l'élite. Un contrat est signé entre chaque joueur et les organisateurs, est-il si difficile d'y inclure des clauses pour garantir la combativité ?

De tout temps, c'est le comportement, le style, les ouvertures, etc. des champions qui ont influencé le joueur de base, jamais le contraire. 

De plus, les Grands Maîtres ont bien conscience de ne pouvoir jouer que si des individus et/ou des entités financent les évènements échiquéens. Aussi sont-ils prêts à accepter des évolutions. De toute façon, leur survie économique en dépend, si ils veulent continuer leur activité, ils s'adapteront quelles que soient les règles.

L'interdiction de la possibilité de proposer nulle va affecter la pratique des amateurs. Il n'est pas sûr qu'ils accueillent favorablement ces modifications des règles. C'est une partie de leur liberté qu'on enlève, et il n'est jamais agréable de se voir priver d'un droit, quand bien même on ne l'a jamais ou rarement exercé.

Sans oublier que les amateurs sont ceux qui payent plein tarif pour jouer et qui sacrifient parfois leurs vacances d'été pour jouer un Championnat de France. Pour ne pas risquer une sanction par un arbitre, ceux-là devront poursuivre la partie alors que l'adversaire aussi serait prêt à partager le point. Par contre, quand 2 Top GM quittent la table devant les caméras d’un streaming après seulement 15 coups, aucun organisateur n'ose intervenir. Selon que vous serez puissants ou misérables, écrivait La Fontaine...

La charrue avant les boeufs ?

Si il est compréhensible de vouloir augmenter l'écho médiatique des échecs, assurer une qualité décente à l'existant serait déjà un progrès considérable. Permettre aux amateurs d'assister virtuellement ou physiquement aux parties des meilleur(e)s semble être une base  élémentaire.

Pourtant, la retransmission du Championnat d'Europe des Nations organisés par l'E.C.U. a été assez moyenne, avec de nombreuses coupures et erreurs.

Pourtant, au Championnat de France, on voulait jouer le National à huis-clos et les parties furent diffusées avec 30 minutes de retard, y compris dans la salle où on avait fini par admettre les spectateurs.

Ces exemples ne seront malheureusement pas uniques.

Si ne plus pouvoir proposer nulle est si bénéfique, pourquoi  se limiter aux Championnats de France, et ignorer les autres compétitions ? L'E.C.U. a au moins le mérite de la cohérence, elle appliquera sa mesure à l'ensemble des compétitions placées sous son égide.

Quant à l'aspect sportif, on peut pousser la logique jusqu'au-boutiste et envisager de forcer les joueurs à aller jusqu'au mat. En effet, si dans aucun autre sport il n'est possible de faire nulle en 5 minutes, dans quel sport voit-on un des participants abandonner la partie parce qu'ils pensent n'avoir plus aucune chance d'éviter la défaite ?

 

L'intérêt de l'interdiction de proposer nulle, pour les joueurs comme pour le jeu, reste à démontrer.

 

Une autre modification majeure décidée par le Comité Directeur de la FFE est l'instauration de la victoire à 3 points pour les Nationaux, nous y reviendrons prochainement.