Le pianiste des échecs (1)

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Mark Taïmanov (1926 - 2016)

En bref

Le 28 novembre 2016, tandis que le match Carlsen-Karjakin se disputait à New York, l’un des plus grands joueurs et théoriciens du 20e siècle a tiré sa révérence ; Mark Taïmanov. Voici sa victoire contre Youri Averbakh lors du fameux tournoi de Zurich 1953.

Taïmanov était l’un des derniers survivants du fameux Tournoi des Candidats de Zurich 1953, immortalisé par David Bronstein dans son traité « L’art du Combat aux Echecs ». Il était aussi l’un des plus grands pianistes russes, comme le rappelèrent Kotov et Joudovitch in "L’Ecole d’échecs soviétique" en 1959 : « En 1934, s’étant montré remarquablement doué pour la musique, Mark, qui avait huit ans à peine, commença ses études dans une école de musique de Leningrad. Mais il aimait aussi beaucoup les échecs, jeu que lui avait appris son père. »

Champion d’URSS

Taimanov fit son entrée dans la cour des grands après avoir obtenu le titre de Maître en 1944. Sa première apparition au championnat d’URSS en 1948 fut laborieuse, mais enrichissante. Sa dernière place (+1 =10 -7) lui apporta l’expérience nécessaire pour se propulser au 4e rang en compagnie de Boleslavsky, l’année suivante, devancé par les légendaires Bronstein, Smyslov, et Geller. En 1952, il partagea la 1re place avec Botvinnik, mais il dut s’incliner au départage après un match en six parties remporté par le champion du monde sur le score minimal de 3,5-2,5. Taimanov obtint la consécration en 1956 après avoir partagé la 1re place avec Averbakh et Spassky. Cette période est considérée comme l’âge d’or des échecs soviétiques, et Taïmanov, cette fois, s’imposa au départage. 

L’art de jouer contre 1.d4

À la fin des années 1960, Taïmanov jouissait déjà d’une grande notoriété en Occident et notamment après la publication d’une collection d’ouvrages sur la théorie des ouvertures chez « Sportverlag », un éditeur d’Allemagne de l’Est. C’était la référence absolue, à l’époque, et les autres auteurs étaient des champions soviétiques de l’envergure de Kérès ou Boleslavsky. Taïmanov s’était spécialisé dans le traitement des ouvertures découlant du pion Dame, soit 1.d4. Il était devenu la référence incontestée de la Nimzo-Indienne. Voici l’une de ses meilleures parties sur cette défense face à celui qui reste le dernier survivant de cette génération glorieuse, Yuri Averbakh. Les commentaires de Taïmanov sont d’une très bonne tenue. Les fondements de son jeu s’appuient essentiellement sur des considérations positionnelles.

Taimanov,Mark E - Averbakh,Yuri L Candidates Tournament Zuerich (6), 08.09.1953. Défense Nimzo-Indienne [E55] — [Mark Taimanov & Georges Bertola]

1.d4

Cet article a été publié dans la revue Europe-Echecs N°672 du mois de janvier 2017 dans « In memoriam Mark Taïmanov (1926 - 2016) » sous la plume de Georges Bertola.

1...f6

Contrairement aux analyses « modernes », où le plus souvent les commentateurs donnent de très nombreuses variantes, dans cette partie Mark Taïmanov s’appuient essentiellement sur des considérations positionnelles.

2.c4 e6 3.c3 b4

La défense Nimzo-Indienne. Elle a été élaborée dans les années 1920 par le courant hypermoderne, en particulier par Aaron Nimzowitsch.

4.e3 0-0 5.d3 d5 6.f3 b6 7.0-0 b7

L’une des façons les plus populaires de mobiliser les forces dans cette ouverture. L’idée est de contrôler e4 et de presser le long de la grande diagonale a8-h1.

8.a3

Il y a aussi beaucoup de partisans d’un plan tranquille de mobilisation avec 8.De2 suivi par 9.Fd2 ou 9.Td1, mais d’habitude, je préfère clarifier immédiatement la position de mon adversaire par rapport à son Fou, s’il veut l’échanger ou le retirer.

8...xc3

Averbakh opte pour l’échange, ce qui est le plus dans l’esprit de la Nimzo-Indienne. La retraite 8...d6 est possible et elle est aussi survenue dans nos nombreuses confrontations.

9.bxc3 dxc4 10.xc4 c5 11.d3 bd7 12.e1 e4

Plus tard contre moi, Spassky a essayé de bloquer le centre avec 12...e4 mais dans la partie présente, Averbakh a préféré occuper l’avant-poste avec son Cavalier. 13.f1 c7 14.d2 g6 (14...b7 15.b2 ac8 16.e4 cxd4 17.cxd4 c2 18.b1 xd1 19.bxd1 c2 20.c1 fc8 21.d3 2c3 22.b1 b5 23.b2 3c7 24.d3 a6 1/2-1/2 (49) Kraemer,M (2586) -Georgiadis,N (2525) Switzerland SUI 2019) 15.b2 e4 16.f3 xd2 17.xd2 e5 18.e4 fd8 19.f2 f6 20.a4 f7 21.d5 f8 22.c4 g6 23.a3 ab8 24.a5 e8 25.axb6 axb6 26.ea1 d7 27.h4 1-0 (53) Taimanov,M-Spassky,B Tbilisi 1959

13.b2

Après 13.♗b2

Comme cela arrive souvent dans cette variante, le Fou de cases noires semble au départ en très mauvaise posture, mais c’est sur cette pièce que les Blancs vont fonder leurs espérances.

13...c8 14.c4

La première lueur d’espoir dans l’avenir de la carrière du Fou b2, mais pour l’instant de peu de signification. À noter qu’il est fondamentalement défavorable pour les Blancs d’échanger les pions sur c5, puisque cela permettrait à l’adversaire d’obtenir une excellente case pour ses pièces avec vue sur le centre.

14...df6

Après 14...♘df6

À première vue, il semble que les Noirs peuvent se réjouir du résultat de l’ouverture. Ils ont assuré la sécurité de leur Roi, résolu avec succès le problème de la mobilisation de leurs forces et ils ont pris le contrôle de la case centrale e4. Mais une évaluation plus minutieuse révèle que cette construction est plutôt statique et manque de réelle possibilité de contre-jeu. Il y a en revanche, dans le placement des pièces blanches, une sensation de dynamisme. Bronstein pensait que le dernier coup noir n’était pas spécialement bon, et recommandait de regrouper les forces avec Tc7, Da8, Tfc8 et Cf8. Une idée intéressante !

15.e5

Un facteur important dans la lutte pour l’initiative. Le Cavalier est excellemment placé, de plus le pion f2 est libéré pour permettre une éventuelle éviction de l’avant-poste des pièces adverses.

15...c7 16.a4

Les Blancs activent leurs pièces sur tout l’échiquier. Avant de commencer à jouer au centre, il est aussi utile d’élargir sa sphère d’influence sur l’autre aile, en particulier, pour gagner le contrôle de la colonne « a ».

16...d6

Devant le manque de possibilités actives, Averbakh passe à la défense.

17.a5 d7 18.axb6 axb6 19.h5

Après 19.♕h5

Comme la situation a changé en seulement quelques coups ! Les pièces noires sont regroupées dans un espace confiné, tandis que les forces blanches ont acquis énormément d’énergie. Évidemment, le concept de l’ouverture noire n’était pas tout à fait bien pensé...

19...g6

Il ne va pas sans dire qu’Averbakh n’a pas dû se décider à jouer ce coup affaiblissant de gaité de cœur. Il réalisa qu’il était en train de faire face à un ennemi potentiellement formidable sous la forme du Fou en embuscade sur b2, mais, premièrement, il comptait évidemment sur la barricade que constituait la grande diagonale et, deuxièmement, il a choisi parmi plusieurs possibilités le moindre mal. Effectivement si 19...f6 les Blancs disposaient du déplaisant 20.h3 avec les menaces 21.Cg4 ou 21.d5!.; Sur 19...h6 les Noirs devaient tenir compte de 20.g4 avec des menaces contre leur Roi.; Et après 19...e4 20.ed1! ils avaient des problèmes avec l’embouteillage des pièces sur la colonne « d ». Bref, ils sont en difficulté...

20.h6 xe5 21.dxe5 e4

Après 21...♘e4

C’est sur cette position qu’Averbakh, optimiste, fondait ses espoirs...

22.xe4

Le prélude à une escarmouche tactique où chaque tempo compte. Les joueurs doivent passer d’une évaluation positionnelle générale à des suites tactiques concrètes.

22...xe4 23.ed1

Un facteur important pour l’initiative, les Blancs disposent de deux colonnes ouvertes pour leurs Tours.

23...d7

Après 23...♖d7

Il est curieux qu’à ce stade, Averbakh considérait la position comme à peu près égale, et il a même offert la nulle. Effectivement, la colonne « d » apparait comme neutralisée, l’action du Fou b2 est limitée et la Dame blanche manque de support. Mais le prochain coup anéantit tout espoir de cette sereine sécurité.

24.d6

Exploitant l’invulnérabilité de la Tour sur son avant-poste. L’échange est manifestement dangereux pour les Noirs. Les Blancs provoquent une grande confusion dans les rangs défensifs de l’adversaire.

24...b7 25.ad1 xd6

La tâche des Blancs, qui est d’obliger l’adversaire à ouvrir la grande diagonale, est ainsi achevée et le Fou acquiert sa liberté si longtemps attendue ! Il devient maintenant le principal héros de l’offensive blanche. Naturellement, après le passif 25...c8 les Blancs auraient eu la possibilité, après 26.e4 d’assaillir le roque, à la fois avec l’avancée du pion « f » et le transfert de la Tour via d1-d3-h3.

26.exd6 f6 27.d7 c6

Après 27...♗c6

Le spectaculaire 28.Dxf8+ Rxf8 29.Fxf6 menaçait, paré maintenant par 29...Fxd7. La tentative de résoudre tous les problèmes avec 27...f7 28.h3 f5 29.h6 xd7? échoue après 30.g7+!!; Mais le tranquille 27...e5 aurait conservé des chances de sauver la partie.

28.h4

L’aile-Roi noire est affaiblie et doit être complètement détruite.

28...xd7 29.h5 gxh5

29...g5 n’allait pas au vu de 30.xf6 xf6 (30...xf6 31.xf6 xf6 32.xd7 avec avantage blanc) 31.xg5+ f7 32.h6 e5? a) 32...e7? 33.xd7!; b) « mais après 32...e7! le gain reste à démontrer. Les Blancs n’ont peut-être au mieux que l’échec perpétuel car sur 33.g7+ f7 34.g5+ e8 35.g8+ f8 (35...e7 36.g5+ f6=) 36.xh7 les complications sont loin d’être éclaircies. » Georges Bertola. La machine continue par le seul bon coup 36...e7! et en effet, après 37.e4 rien n'est clair.; 33.d6!.

30.e4 e5 31.f4

Après 31.f4

Les Blancs sont à nouveau préoccupés par l’avenir de leur Fou, qui a besoin d’espace.

31...exf4?

Cette variante ne peut tenir après l’ouverture de la diagonale. Si 31...e7 32.fxe5 fxe5 33.d5 (33.xe5!+-) « 33...h4! et ce sont les Noirs qui menacent le perpétuel. » Georges Bertola; Stockfish propose 31...f7 avec de nouveau une position peu claire.

32.d6!

Les Noirs ont trois pions de plus, mais ne peuvent s’opposer au Fou b2, et le dernier rempart, le pion f6, va tomber.

32...e8 33.xf6 f7?

33...g6 34.xg6+ hxg6 35.e7 gagnait du matériel.

34.d5 Abandon. 1-0.

Après 34.♖d5 1-0.

Le Fou de case noire a fait son travail. Après 34.d5 les Noirs doivent tout donner pour éviter le mat immédiat. 34...xf6 35.xf6 xe4 36.g5+ g6 etc.

« Par certains ardents passionnés, les échecs ont été élevés au rang de science ou art. Ce n'est ni l'un ni l'autre; sa principale caractéristique semble être - ce dont la nature humaine se réjouit le plus - un combat. » Emanuel Lasker (1868-1941)

Taimanov,Mark E - Averbakh,Yuri L Candidates Tournament Zuerich (6), 1953

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