Interview de Carlsen par Time Magazine

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En bref

Time Magazine est l'un des principaux magazines d'information hebdomadaires américains. Le premier numéro de Time a été publié le 3 mars 1923. Le 25 décembre 2009, Magnus Carlsen a été interviewé par ce journal, en voici la traduction.

Article original : http://www.time.com/time/world/article/0,8599,1948809,00.html

A l'âge de 13 ans, il a été le 3e plus jeune grand maître de l'histoire. Quelques années après, il battait déjà les meilleurs joueurs mondiaux. Et au 1er janvier, le Norvégien Magnus Carlsen, 19 ans, deviendra le plus jeune numéro 1 de tous les temps. Time Magazine l'a rencontré à l'occasion d'un tournoi à Londres, pour explorer les méandres de l'esprit d'un génie des échecs.

Quand les gens apprennent que vous êtes le joueur d'échecs le mieux classé au monde, devez-vous composer avec le fait qu'ils pensent que vous êtes 40 000 fois plus intelligent qu'eux ?

Oui, ca peut être légèrement embêtant. J'essaie de dire aux gens que je suis comme eux. Je ne suis pas une espèce de monstre. Je suis peut-être très fort aux échecs, mais je ne suis qu'une personne normale.

Il est évident que vous n'avez pas une intelligence ordinaire. Combien de coups à l'avance pouvez vous calculer ?

Parfois, 15 ou 20 coups. Mais le truc est d'évaluer la position à l'issue de ces calculs.

Votre entraîneur, l'ancien Champion du Monde Garry Kasparov, dit que votre force ne réside pas dans le calcul, mais plutôt dans votre capacité à avoir l'intuition du bon coup, même si son but ultime n'est pas évident. Est-ce exact ?

J'ai une bonne perception de la nature de la position, et d'où je dois placer mes pièces. Parfois, vous devez choisir le coup que vous "sentez" bien, c'est ça, l'intuition. C'est très difficile à expliquer.

Est ce que Kasparov vous parle de sa vie extra-échiquéenne et de son mouvement politique dissident en Russie ?

C'est mon entraîneur d'échecs. A propos de sa lutte contre Poutine, je ne veux pas être mêlé à ça.

Le GMI anglais Nigel Short estime que les programmes informatiques, qui de nos jours battent régulièrement les meilleurs joueurs humains, ôtent une partie des mystères du jeu. Il les compare à "des tronçonneuses dévastant la forêt amazonienne". Qu'en pensez-vous ?

Je vois ce qu'il veut dire. N'importe quel amateur peut regarder des parties de haut niveau, et au lieu d'apprécier le mystère sous-tendu par les coups, ils vont juste regarder l'évaluation de l'ordinateur. Mais je n'ai pas peur que l'ordinateur trouve toutes les idées, et ne laisse pas de place à l'imagination.

Utilisez-vous l'ordinateur pour votre entraînement ?

Je n'utilise pas d'échiquier quand j'étudie seul. Les gens viennent chez moi et me disent "tu dois avoir beaucoup d'échiquiers". Je réponds, "Hé bien, je dois en avoir un quelque part, mais je ne suis pas sûr".

Considérez-vous les échecs comme un combat ou un art ?

Un combat. J'essaye de battre le type assis en face de moi, et j'essaye de choisir les coups qui sont les plus déplaisants pour lui et son style de jeu. Bien sûr, certaines parties superbes donnent le sentiment que c'est de l'art mais ce n'est pas mon but.

Avez vous une explication sur le fait que peu de femmes soient présentes parmi l'élite ?

Judit Polgar a été dans le top 10, mais je ne sais pas pourquoi il n'y en a pas plus. Contrairement à d'autres personnes, je ne pense pas qu'il y ait des causes génétiques.

Vous n'êtes par convaincu par l'explication pseudo-psychologique, qui consiste à dire que leur instinct maternel les empêche de sacrifier leurs pièces facilement ?

En réalité, beaucoup de femmes jouent agressivement. Donc je ne crois pas à ça.

Les échecs ont eu leurs prodiges, les plus connus étant Paul Morphy et Bobby Fischer, qui sont devenus fous. Avez vous peur que d'essayer de maîtriser un jeu aux possibilités quasi-infinies vous rende fou ?

Il est très difficile de prévoir l'avenir, mais à ce moment précis je n'ai pas l'impression de devenir fou. Il est facile de devenir obsédé par les échecs. C'est ce qui est arrivé à Fischer et à Morphy. Je n'ai pas la même obsession. J'adore le jeu, et j'adore la compétition, mais je ne suis pas obsédé par le combat.