Nikolaï Vladimirovitch Krogius (22.07.1930 - 14.07.2022)

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Nikolaï Vladimirovitch Krogius en 1970

En bref

Dans l’ombre de la lumière. Les grandes parties du passé par Georges Bertola. Le GM Nikolaï Vladimirovitch Krogius est décédé à New York le 14 juillet 2022. C’était l’un des derniers apparatchiks et grands témoins des échecs soviétiques du XXe siècle.

Le GM Nikolaï Vladimirovitch Krogius est décédé à New York le 14 juillet 2022. C’était l’un des derniers apparatchiks et grands témoins des échecs soviétiques du XXe siècle. Il fut notamment l’un des secondants de Boris Spassky lors du match du siècle à Reykjavik.

Reykjavik 1972. Fischer, Thorarinsson, Spassky. Assis Geller et tout à gauche Krogius

« Juste après le match de 1972, le GM Krogius a rencontré Bobby Fischer lors d'une réception à Reykjavik. Bobby a admis qu'il avait lu certaines des choses que M. Krogius avait écrites sur la psychologie.

Soudain, Bobby a cité une phrase écrite par M. Krogius :
- Des erreurs sont souvent commises lorsque le joueur persiste dans ses illusions.

Surpris, M. Krogius lui a répondu :

-Peut-être que cette pensée vous trottait dans la tête lorsque vous vous prépariez pour le match ? Nous avons vu un tout nouveau Fischer à Reykjavík, très différent de l'ancien. 

Bobby Fischer a souri et est parti. » Dylan Loeb Mclain 

Après avoir appris à jouer pendant la seconde guerre mondiale, Krogius entama une progression lente mais constante, pour obtenir une première qualification au XXVe championnat de l’URSS, considéré comme l’un des plus forts tournois du monde en 1958. Krogius était dans l’ombre des « Grands » ; Tal, Petrosian, Bronstein, Spassky et passa plutôt inaperçu, même s’il se classa au-dessus de la barre des 50 % (+5 =9 -4). Il partagea les 9-11 places en compagnie de joueurs légendaires de la valeur de Boleslavsky et Korchnoi !

Nikolaï Vladimirovitch Krogius en 1970

« Le débutant du championnat, maître Krogius a magnifiquement réussi son examen difficile, il suffit de dire que son résultat est meilleur que les premières participations aux championnats soviétiques d'autres joueurs tels que Petrosian, Taimanov, Averbach et bien d'autres. Krogius est un joueur d'échecs très cultivé, à la base de sa création se trouve l'élément logique et scientifique. » GM Bronstein en 1958

Dans les championnats suivants, il se maintint solidement installé au milieu du classement, toujours aussi peu visible. Champion de la république de Russie (RSFRS) et vainqueur du « Mémorial Chigorin » à Sotchi en 1964, Krogius obtint le titre de « Grand-Maître » cette même année.

Le livre de Krogius

Il doit une partie de sa notoriété à la publication de son livre « La psychologie au jeu d’échecs » (Bernard Grasset Paris 1986) , où le grand-maître et le psychologue se distinguait dans cet ouvrage original.

« Il est difficile d’estimer l’importance de la psychologie aux échecs. L’issue d’une partie, la valeur artistique de celle-ci ne dépendent pas uniquement du savoir, mais de la personnalité, de l’attention, de la volonté et parfois de l’humeur du joueur ; sans oublier les problèmes de temps, les imprécisions et les gaffes ! » Boris Spassky 10e champion du monde

En relisant sa préface, je suis interpellé par le propos suivant :

« L’arrivée de forts ordinateurs finira-t-elle par tuer le jeu ? Théoriquement, il est possible d’envisager la création d’un super Grand-Maître électronique parce que le jeu d’échecs est un système d’informations fini. Mais plutôt qu’imaginer un champion électronique, il nous faut d’abord étudier les champions humains puisque la psychologie de ces derniers peut faire progresser à la fois les joueurs et les programmes.» Krogius en 1986

Entre 1970 et 1980, Krogius travaillait à l'Université  « Chernyshevsky » de Saratov, passant de professeur à directeur de la faculté de psychologie. Il avait étudié particulièrement la psychologie aux échecs, consacrant de nombreux articles sur ce sujet.

En 1981, Nikolai Krogius fut nommé responsable des échecs au sein du Comité d'État des sports de l'URSS et déménagea de Saratov à Moscou. Il fut également vice-président de la Fédération soviétique d'échecs entre 1981 et 1990.

Florencio Campomanes et Nikoali Krogius à Londres en 1984

C’était incontestablement un homme proche de Karpov et du système soviétique. En 1984 Krogius fut désigné capitaine de l’équipe de l’URSS qui s’imposa contre le « Reste du Monde » à Londres avec Karpov et Kasparov aux premiers échiquiers vainqueurs respectivement d’Andersson et Timman.

Selon le GM Boris Gulko, au début des années 80, Krogius fut recruté par le KGB, plus précisément par le lieutenant-colonel Igor Perfiliev. Nom de code : Endgame, pour succéder à Baturinsky. (The KGB Plays Chess p.51 Gulko, Popov, Felshtinsky & Korchnoi -Russel Enterprises Inc.2010)

Le GM Boris Gulko, après avoir passé à l’Ouest en 1979, fut particulièrement critique à son égard !

« Krogius n'appartenait à l'intelligentsia que de nom. Il était docteur en psychologie, mais ses travaux savants étaient ridicules. Par exemple, dans un de ses livres, il a présenté la découverte suivante : si les deux partenaires d'échecs veulent faire une nulle, une nulle est probable. » GM Boris Gulko (The KGB Plays Chess Gulko, Popov, Felshtinsky et Korchnoi, Russel Enterprise 2010)

Voici le témoignage acide du GM Averbach en 2011 :

« Il est maintenant possible de résumer les résultats du temps de Krogius en tant que chef de la section d'échecs. Ce poste était intermédiaire, entre la direction sportive et la Fédération des échecs. Quand il a pris ce poste pour la première fois, usant du privilège de l'ancienneté, je lui ai dit :

- Kolya, votre travail consiste à défendre les intérêts des échecs au sein du Comité des Sports.

Malheureusement, les choses se sont passées exactement à l'opposé. Le plus important pour lui était de faire bonne impression devant ses patrons.

- Je suis un fonctionnaire - disait-il - et je suis obligé d'exécuter les ordres de mon patron à la lettre ! »

En 1987, Krogius, victime d’une crise cardiaque, dut se retirer momentanément de la compétition. Jusqu’à l’effondrement de l’URSS, Krogius était resté un fidèle défenseur du système soviétique et a dirigé la délégation d'Anatoly Karpov lors de son dernier match contre Garry Kasparov en 1990. Un rôle qu’avait tenu auparavant Baturinsky dans les matchs contre Korchnoi en 1978 et 1981.

« J'ai déjà dit que, dans la bataille entre les deux K, Krogius a suivi Vitaly Sevastianov, et était fermement du côté de Karpov. Même après avoir été mis à la retraite, en 1990, il prit très ouvertement la tête de la délégation de Karpov lors du dernier match contre Kasparov. Et on peut aussi rappeler les mots de Krogius, bien des années auparavant, au jeune Kasparov :

- Nous avons déjà un champion du monde, nous n'en avons pas besoin d'un autre ! » GM Averbach en 2011

Alexander Roshal Anatoly Karpov et Victor Baturinsky en 1981

Son retour dans les compétions séniors en 1993 fut remarqué, il termina premier ex- æquo du championnat du monde d'échecs sénior, le titre revenant à Mark Taïmanov. Depuis 1998, Krogius s’était installé aux Etats-Unis avec sa famille.

Voici une partie intéressante, le GM Taïmanov, infatigable optimiste, voit le gain lui échapper sous-estimant l’ingéniosité de Krogius pour défendre une position difficile.

« Lorsqu’un plan suscite une profonde concentration, il se peut que le joueur passe un temps excessif à la recherche d’un coup. Cette situation se produit le plus fréquemment lors d’une attaque directe ou d’une défense précise. Si, dans ce cas, l’adversaire ne joue pas la variante prévue, le joueur déçu, sera incapable de voir toutes les possibilités qui lui sont offertes. » GM Krogius

Mark Taïmanov
Nikolaï Krogius

Mark Taimanov E - Nikolai V Krogius, URS-ch25 Final Riga, 11.02.1958

1.c4 g6 2.c3 g7 3.d4 d6 4.e4 e5

Les Noirs veulent mettre la  pression sur d4 et ne craignent pas les simplifications.

5.f3

Après 5.dxe5 dxe5 6.xd8+ xd8 le Roi noir est déroqué, mais sans les Dames ce n’est pas trop dangereux.

5...g4

Logique accentue la pression sur d4.

6.d5 xf3

Se séparer de la paire de Fous, notamment du « bon » Fou au vu de la structure de pions, sans rien obtenir, ne retient pas l’attention des théoriciens.

N’est pas meilleur 6...f5? 7.h3 xf3 8.xf3 e7 9.h4! fxe4 10.h3! c8 11.g4 0-0 12.h5 e8 13.hxg6 xg6 14.g2 1-0 (42) Polugaevsky,L (2620)-Seirawan,Y (2400) Lone Pine 1978

Par contre la suite critique est 6...a5 7.e2 1-0 (41) Kortschnoj,V-Huebner,R Wijk aan Zee 1971. Et ici Hübner recommande 7...e7!?

7.xf3 d7 8.h4

Visant à affaiblir l’aile-Roi avec la poussée h5.

8...h5 9.g5 f6

Invitant à l’échange car pour les Noirs c’est leur « mauvais » Fou.

10.e3 e7

Une perte de temps qui se justifie avec la menace 11…f6.

11.d2 gf6 12.g3

Pour pouvoir retirer le Fou si les Noirs jouent 12…h7.

12...c5

La position est jugée favorable aux Blancs par le GM Keene car ils disposent d’un avantage d’espace, mais le caractère fermé rend cet avantage très relatif.

Mark Taimanov - Nikolai Krogius, après 12...c5

13.e2 a6 14.f3 c7 15.a3

Devant l’incertitude du choix de la position du Roi noir, les Blancs préparent à la fois les poussées b4 ou g4.

15...g8 16.b4

Puisque ce ne sera pas l’aile-Roi, les Blancs attaquent sur l’aile-Dame.

16...xg5 17.hxg5 e7 18.b1 f8!?

Finalement l’aile-Roi semble plus sûre !

19.f4

Possible est 19.g4 g7 20.gxh5 xh5 21.xh5 gxh5 et si 22.f4 g6 mais les Noirs ont des ressources avec la création d’un pion passé sur l’aile-Roi.

19...g7

Le début de l’aventure, les Noirs sacrifient un pion avec l’espoir de trouver des complications pour exploiter, à plus ou moins long terme, la position centrale du Roi blanc.

Mark Taimanov - Nikolai Krogius, après 19...g7

20.bxc5 xc5

Si 20...xc5 21.fxe5 dxe5? 22.d6 – Ou si 20...c8 21.g4!

21.xb7 ad8 22.fxe5 dxe5 23.b4 c8 24.a4 a7

Les Blancs ont une partie stratégiquement gagnée avec deux pions passés dont un protégé et un pion de plus pour de maigres compensations.

25.c3?!

25.c2 qui défendait le pion e4 était plus précis.

25...d6 26.c5 a5!

Une position critique. Avec la Dame sur c2, les Blancs pouvaient simplement retirer la Tour sur b3 avec un avantage décisif.

Mark Taimanov - Nikolai Krogius, après 26...a5!

27.b5!?

Les Blancs offrent la qualité sur une autre case !

Les Noirs ont amené des complications explosives ou tout est possible, par exemple 27.b6 xb6 28.xb6 c7 29.xe5+ h7 30.d4 xe4!

27...xb5 28.xb5 b8 29.xd7?

En refusant de jouer défensif Taïmanov surestime ses chances, après 29.e2 b1+ 30.d1 et les puissants pions passés permettaient de poursuivre avec d’excellentes perspectives.

« Le plus difficile est de décider quelle est la meilleure place pour ses propres pièces et la moins bonne pour celles de l’adversaire. » Korchnoi

29...b1+ 30.f2 xh1 31.xe5+ h7 32.e7 g8! 33.g2

Sur 33.xf7+? g7 gagne le Fou.

33...c1

Empêche 34.c6 car l’ouverture de la diagonale permet à la Dame de mener une attaque de mat.

34.b6

34.c6 c2+ 35.h3 g1 36.xf7+ g7-+

34...a6

La Dame peut s’infiltrer via une autre diagonale, la position blanche s’écroule.

35.xf7+ g7 36.f3 xc5 37.f5 xb6 38.xh5+ g8 39.h6

Une séquence probablement jouée en zeitnot avec l’espoir 39…gxf5?? et la Dame noire est perdue.

Mark Taimanov - Nikolai Krogius, après 39.h6

39...c2+ 40.f3 f2+ 0-1

« Je tiens à remercier Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles, le Musée du jeu de la Tour-de-Peilz pour m’avoir permis de consulter la bibliothèque de Ken Whyld et tous les lecteurs de leur soutien. » Georges Bertola

Mark Taimanov E - Nikolai V Krogius, URS-ch25 Final Riga (18), 11.02.1958