En bref
Comme on peut le supposer, le livre retrace, de manière romancée, la vie du successeur de Capablanca. L'originalité réside dans le choix de l'auteur quant à la période : le roman commence précisément le 17 janvier 1940 à bord du paquebot Miracle qui emmène Alekhine et son épouse à Lisbonne au Portugal. Il se termine, logiquement, par le décès d'Alekhine 6 ans plus tard à Estoril. C'est donc la période de la Seconde Guerre mondiale qui est évoquée.
L'auteur fait montre d'une plume brillante et parfois tranchante comme un rasoir. La documentation historique est à la hauteur du personnage — parfois controversé — d'Alekhine. Cependant, et c'est là le plus important, c'est avant tout un roman (et on a adoré !). Arthur Larruc enseigne pendant quatre ans la littérature française à l'Université de Herzen à Saint-Pétersbourg. Il est contraint de quitter son poste en 2013 à la suite de la publication de « Partir en guerre ». Ce premier roman témoigne dc sa vie clandestine avec le groupe d'artistes dissidents Voina.
Ni joueur d'échecs, ni historien du jeu, vous êtes romancier. Pouvez-vous nous expliquer la place de votre roman par rapport aux échecs ?
Je joue un peu quand même... Lorsqu’il s’agit d’échecs, entre l’histoire du jeu et sa pratique, la fiction romanesque constitue une alternative capable d’explorer la formidable richesse de l’échiquier, parfois même sous des angles inédits. J’ai écrit La diagonale Alekhine en suivant cette voie alternative. Dans mon roman, on retrouve un grand moment de l’histoire des échecs, on joue beaucoup aux échecs, on parle théorie des échecs, mais on rêve d’abord et avant tout !
On connaît la défense Alekhine... pourquoi votre livre s’intitule-t-il La diagonale Alekhine ?
Parce qu’il s’agit du récit de son destin au moment où celui-ci devient oblique, c’est-à-dire lors de sa collaboration avec le régime nazi. Jusque-là rectiligne, bien que déjà assez mouvementée, la vie d’Alekhine bifurque voire déraille. Le titre du roman témoigne d’abord de cela. Sinon, je voulais que le titre soit un clin d’oeil aux appellations échiquéennes (défense Grünfeld, attaque Nimzo-Larsen, etc.), ce qui explique pourquoi, contre l’usage commun, j’ai volontairement omis l’article indéfini « d’ » et que le roman ne s’intitule pas « la diagonale d’Alekhine » mais bien La diagonale Alekhine.
On ne dévoilera pas l’histoire mais votre livre fait vivre Alekhine particulièrement pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi ce choix de période ?
Le monde se reflète dans les échecs mieux que dans un miroir ! Ce que je continue de trouver fascinant, c’est la capacité du jeu à incarner l’esprit de son époque. Je rapprocherais ainsi la révolution psychanalytique de la domination de Lasker et l’essor de l’école hyper-moderne avec ceux de la mécanique quantique et de la théorie de la relativité. Il existe de très belles lettres du frère de Reti à ce sujet. Outre ces précédents, Alekhine a malheureusement incarné un autre moment de l’histoire intellectuelle européenne, bien moins glorieux : le racisme en général, l’antisémitisme en particulier.
« Le monde se reflète dans les échecs mieux que dans un miroir ! Ce que je continue de trouver fascinant, C'est la capacité du jeu à incarner l'esprit de son époque... » Arthur Larrue
Qu’est-ce qui vous fascine dans la personnalité d’Alekhine ?
Le fait qu’il ait conquis son génie à force de travail et de volonté, qu’il ait engagé toute sa vie pour être le joueur qu’il rêvait d’être : un joueur-artiste, libre de tout principe et créateur de nouveaux possibles.
Vous évoquez les échecs selon Alekhine mais aussi la vision de Capablanca… Qu’est-ce qui les différencie à votre avis ?
Tout les oppose : leur style de jeu, leur rapport aux femmes, leur physique, leur origine géographique, leur condition sociale, etc. Leur confrontation tire de cette opposition systématique une dimension mythique, et qui dépasse d’ailleurs les seuls échecs. Pour un romancier, ces deux géants sont un cadeau. Selon moi, même Karpov et Kasparov n’ont pas réussi un meilleur jeu des contraires.
Dans votre excellent livre, Alekhine ne semblait faire aucune différence entre les guerres napoléoniennes et ses combats sur l’échiquier… C’est-à-dire ?
Sur les champs de bataille, Napoléon a été le stratège du mouvement et de l’impact, comme Alekhine l’a été sur l’échiquier. Je voulais dire aussi la vanité, le péril de l’orgueil et de la solitude. Tous vos ennemis défaits, vous resterez encore face à vous-même ou, devrais-je dire, contre vous-même. Pour Napoléon et Alekhine, il en a été ainsi.
Vous mettez souvent en exergue la solitude d’Alekhine... Pourquoi ?
Parce que je le surprends à l’automne 1939, pour le suivre jusqu’à sa mort énigmatique. Dans mon roman, le lecteur découvre que le crépuscule de la vie d’Alekhine a été un long approfondissement de la solitude. Par ailleurs, avant la domination soviétique et le triomphe de l’école de Botvinnik, Alekhine est le dernier champion du monde seul, sans secondant ni entourage systématique.
On voyage dans l’univers si particulier des joueurs d’échecs, notamment dans celui d’Alekhine. On y retrouve aussi Spielmann, Tartakover, et tant d’autres... Tous ces personnages ont vécu une vie d’aventurier, tant sur l’échiquier que dans leur propre vie au fond ?
Oui, les échecs sont un monde à part ! Mais que l’histoire peut tragiquement venir envahir... Parmi d’autres destins cruels, les lecteurs s’émouvront sûrement de découvrir que le champion du sacrifice qu’était Spielmann, l’auteur de L’art du sacrifice aux échecs lui-même, a été sacrifié...
« Pour ses incroyables performances de joueur, Alekhine est un héros de l’échiquier et, du fait de ses écrits antisémites, un traître de l’esprit du jeu. Son ambiguïté ne doit pas être niée. » Arthur Larrue
L’évocation du personnage d’Akiba Rubinstein est très touchante entre son génie et sa démence... Qu’est-ce qui vous a touché chez ce joueur ?
L’association de son envergure mondiale et de sa défaillance mentale. Rubinstein aurait dû obtenir le titre suprême. Là encore, la violence de l’histoire (la Première Guerre mondiale) l’en a privé. J’ajouterai une interprétation plus personnelle : sa sensibilité l’éloignait de la lutte brutale que sont les échecs. Ce grand joueur rêvait d’une confrontation qui fût une étreinte ou une danse. Vaincre sans briser, triompher sans mater, jouer sans l’emporter, pour le beau ou le nouveau... n’est-ce pas merveilleux ?
En conclusion : selon vous... Alekhine est-il traître ou héros ?
Pour ses incroyables performances de joueur, Alekhine est un héros de l’échiquier et, du fait de ses écrits antisémites, un traître de l’esprit du jeu. Son ambiguïté ne doit pas être niée. S’il est double, il ne peut pas être simple.
Propos recueillis par Anne Geritzen