En bref
Roberto Grau (1900-1944) naquit à Buenos Aires le 18 mars 1900. A cette époque, l’Argentine, terre d’immigration européenne, connaissait un grand essor dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. Des navires dotés de système de réfrigération avaient dopé le commerce de l’exportation des viandes. Cette prospérité économique faisait de Buenos Aires, avec New York, l’une des villes les plus prisées par les migrants.
Roberto Grau était une figure très importante du début du XXe siècle qui permit aux échecs argentins de s’épanouir au plus haut niveau. Convivial, débordant d’enthousiasme et d’énergie, il fut l’un des quinze signataires de la création de la FIDE à Paris en 1924. L’équipe d’argentine était la seule non européenne du 1er tournoi olympique. Grau était aussi un fort joueur et à cette occasion, il réussit à remporter une superbe victoire face au futur champion du monde Max Euwe. Son palmarès était élogieux, 6 fois champion d’Argentine, membre de l’équipe olympique à Paris 1924, Londres 1927, La Haye 1928, Varsovie 1935, Stockholm 1937 et Buenos Aires 1939.
L’olympiade de Buenos Aires fut aussi son sacre car pour la premières fois une olympiade s’était jouée hors d’Europe et Roberto Grau avait assumé, véritable cheville ouvrière, la responsabilité de l’organisation.
Il s’imposa sur le plan pédagogique en disposant d’une chronique « Frente al tablero » dans un grand quotidien et contribua fortement à la popularisation du jeu. Son œuvre la plus importante - « Traité général du jeu d’échecs » en 4 volumes - a connu de nombreuses rééditions et devint pour plusieurs générations le livre de chevet des joueurs de clubs sud-américains.
Il participa à plusieurs tournois internationaux dont le plus prestigieux, celui de San Remo 1930 remporté par Alekhine.
« A San Remo, j’ai appris à ne pas être vaniteux. J’ai vu comment ces hommes extraordinaires, avec des titres qui nous rendraient follement fiers, étudient avec simplicité toutes les heures, toutes les minutes. Je les ai vu se confronter aux échecs avec l’amour de l’art. Analyser minutieusement toutes les parties. Débusquer les subtilités, mépriser les combinaisons évidentes pour s’extasier devant d’infimes petits détails, imperceptibles pour les profanes. Je les ai vu jouer des parties amicales, sans craindre ni les défaites ni les commentaires de la presse, je les ai vu perdre des parties d’importances cruciales, sans qu’à aucun moment une attitude blessante, un geste inélégant ne troublent leurs visages.
Lorsqu’Alekhine a vaincu Nimzovich d’une manière magistrale, le premier à féliciter son adversaire fut le vaincu lui-même. Il y avait dans le geste de l’agressif Nimzovich, un témoignage d’admiration pour la qualité du jeu de son adversaire et, en se levant, il dit à voix haute : Alekhine joue d’une façon phénoménale ! » R. Grau
Capitaine de l’équipe lors des olympiades, son charisme et son optimisme contribuèrent au succès des Argentins. Roberto Grau disposait de cette grande force, celle d’un rassembleur, un guide qui réussit à combattre avec succès l’individualisme du joueur d’échecs pour inculquer l’esprit d’équipe.
Son adversaire Guerra Boneo Alejandro (1896-1926) était un des grands espoirs des échecs argentins disparus dans la force de l’âge victime d’un accident de la route.
Jouée il y a un siècle cette partie reste captivante à observer et ses erreurs contribuent à valoriser les ressources tactiques cachées, souvent décisives pour remporter la victoire. Les évaluations de l’ordinateur ne sont pas toujours d’un grand secours, il faut d’abord comprendre ce qui se passe sur l’échiquier et c’est les positions inconfortables des Rois qui dictent pour l’essentiel la conduite du jeu.
Grau,Roberto - Guerra Boneo,Alejandro, Argentine National Buenos Aires ARG, 1921 — Partie Viennoise [C27] — [Georges Bertola]
1.e4 e5 2.♘c3 ♘f6 3.♗c4 ♗c5 4.d3 d6 5.f4 ♘c6 6.f5
La suite critique est 6.♘f3 qui transpose dans le gambit Roi et le Fou de cases blanches peut accentuer la pression sur le centre en se rendant sur g4 car si 6...0-0 7.f5! et l’attaque sur l’aile Roi trouve plus de justification que dans la partie.
6...♘a5
Les Noirs peuvent disputer avantageusement l’initiative avec 6...♘d4! 7.♘f3 c6 8.♘xd4 ♗xd4 (8...exd4 9.♘e2 d5! avec une réaction centrale qui déstabilise le centre et remet en question la poussée f4-f5.) 9.♕f3 b5 10.♗b3 a5 11.a3 a4 12.♗a2 ♗xc3+ 13.bxc3 ♗b7 14.♗d2 d5 = Blake-Michell (Londres 1921)
Faible est 6...0-0? 7.♗g5 h6 8.h4 hxg5? (8...♘d4 9.♘d5) 9.hxg5+- joué par Nimzovich en simultanée à Munich en 1907.
Probablement la référence de Grau était cette partie 6...h6 7.g4 ♘a5 8.♕f3 ♘xc4 9.dxc4 c6 10.♗d2 a6 11.0-0-0 b5 12.♘ge2 ♗b7 13.h4 ♕e7 14.g5 ♘d7 Nimzowitsch,A-Hilse,W Coburg 1904. 15.f6 +=
7.♗g5!?
La lutte pour l’équilibre au centre et le contrôle de la case d5 se poursuit. Intéressant 7.♕f3 c6 8.g4 h6 9.h4 Mieses,J-Janowski,D Paris 1900
7...♘xc4
Il est logique de liquider le dangereux Fou « italien » mais l’inconvénient est que les Blancs peuvent ainsi verrouiller la case d5. Intéressant est 7...c6 8.♗b3 h6 9.♗h4 b5 10.♕e2 ♕b6 11.♘h3 ♘xb3 12.axb3 ♗d7 13.♘f2 a5 14.0-0 ½-½ (28) Epishin,V (2430)-Huzman,A (2500) Norilsk 1987
8.dxc4 c6 9.♕d3
Pour accentuer la pression sur la colonne semi-ouverte en amenant une Tour sur la colonne « d ».
9...a6!
Les Noirs se refusent à indiquer l’adresse du Roi et préparent le contre-jeu sur l’aile-Dame.
10.♘f3 b5 11.0-0-0?!
Très risqué, le déroulement de l’attaque noire va se développer avec rapidité, les coups sont assez faciles à trouver.
11...♕b6 12.h3 ♖b8 13.cxb5 axb5 14.♗xf6 gxf6 15.♘d2 ♔e7!
Le Roi noir au centre n’est pas plus exposé que celui de son adversaire.
16.♘b3 ♖a8!
La colonne « a » va jouer un rôle déterminant à cause de la faiblesse du pion a2.
17.♘xc5
Les Blancs cherchent à simplifier car après 17.♔b1 b4 18.♘e2 ♗a6 19.♕d2 ♗c4 les Noirs mobilisent toutes leurs pièces pour l’attaque.
17...♕xc5 18.♖d2?
La position blanche est devenue très difficile à défendre, si 18.♔b1 b4 19.♘e2 ♗a6 20.♕d2 ♗xe2 21.♕xe2 ♖a4 22.♖d3 ♖ha8-+ ; Ou 18.a3 b4 19.axb4 ♕xb4 20.♕d2 ♖b8 etc.
18...b4 19.♘b1 ♖xa2 20.♖hd1
Grau s’accroche à son plan, obtenir des contre-chances via la colonne « d ».
20...♖d8 21.g4 h6 22.h4
Les Blancs deviennent menaçants sur l’aile-Roi mais c’est sur l’aile-Dame qu’il faut résoudre des problèmes plus difficiles encore.
22...♖a1 23.g5
23...♕a5?!
Insuffisant était 23...fxg5 24.hxg5 hxg5 25.♕g3 f6 26.♕h3 et les Blancs ont du jeu sur l’aile-Roi. Correct était 23...♕a7! pour empêcher la Dame d’accéder sur e3 et si comme dans la partie 24.gxf6+ ♔xf6 ici : 25.♕g3 (25.♕c4 d5!! un coup surprenant pour s’opposer à la pression exercée sur la colonne « d ». 26.♕xc6+ (ou 26.exd5 cxd5 avec les mêmes variantes.) 26...♔g7 27.♖g2+ ♔h7 28.♕f6 ♖g8! 29.♖xg8 ♕e3+ 30.♖d2 ♕e1+ 31.♖d1 ♖xb1+ 32.♔xb1 ♕xd1+ 33.♔a2 ♔xg8 34.♕d8+ ♔g7 35.♕xc8 dxe4 et les Noirs peuvent jouer pour le gain.) 25...d5! 26.h5 ♕a2 27.♕h4+ ♔g7 28.♖g2+ ♔h7 29.♔d2 ♖d7!
Avec la menace d’ouvrir la colonne « d » gagne le tempo nécessaire pour poursuivre victorieusement l’attaque car le Roi blanc ne peut s’enfuir. 30.♔e3 ♕a7+ 31.♔e2 ♗a6+ etc.
24.gxf6+ ♔xf6 25.♕e3 ♕a2??
Trop précipité, tout se joue sur un tempo dans cette chasse aux Rois ! Après 25...♔e7! 26.♕xh6 ♕a2 27.♕g5+ f6 28.♕g7+ ♔e8 29.♕h8+ les Blancs doivent se contenter de l’échec perpétuel.
26.♕xh6+?
Le mat survenait après 26.♖xd6+ ♕e6 (26...♖xd6 27.♕xh6+ ♔e7 28.♕xd6+ ♔e8 29.♕d8#) 27.♕xh6+ ♔e7 28.f6+ ♕xf6 29.♕xf6+ ♔e8 30.♖xd8#
26...♔e7 27.♕g5+ ♔e8?
Le seul coup était 27...f6! et les Blancs n’ont que le perpétuel.
28.♕g8+ ♔e7 29.f6+ ♔e6 1-0 Et les Noirs abandonnèrent sans attendre…
30.♕e8+!! Magnifique sacrifice de déviation qui force le mat.
« Je tiens à remercier Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles et tous les lecteurs de leur soutien. » Georges Bertola