En bref
La première fois que j’ai pu observer Anatoly Karpov devant un échiquier fut lors du tournoi de Milan en 1975. Il venait d’être couronné XII champion du monde de l’histoire. Fischer n’ayant pas défendu son titre, Karpov n’était perçu que comme un éminent « homo sovieticus » et n’était pas encore considéré comme le « vrai » champion du monde. Peu à peu, il s’imposa comme le meilleur joueur. Entre 1975-1985, il remporta pratiquement tous les tournois auxquels il participa. Ses matchs titanesques contre Korchnoï et plus encore contre Kasparov allaient définitivement asseoir sa réputation de très grand joueur. Son nom et celui de son grand rival furent bientôt associés aux « légendes immortelles » de la trempe de Capablanca, Alekhine et Fischer.
Au Cap d’Agde le 3 novembre 2017, j’ai profité de la présence de cet ambassadeur des échecs pour l’interviewer avec l’appui du grand maître et président de la Fédération Française des Échecs Bachar Kouatly.
Georges Bertola. Quel fut le moment ou les personnes importantes qui t’ont incité à consacrer l’essentiel de ton existence aux échecs ?
Anatoly Karpov. Très jeune, j’avais dans mon entourage des amis joueurs d’échecs, pas vraiment de grands joueurs. A mes débuts, je n’avais aucunement projeté de devenir grand maître ou champion du monde. J’aimais avant tout jouer.
G.B. A partir de quel âge as-tu bénéficié de l’aide d’un entraîneur pour t’accompagner au plus haut niveau ? Je pense à des gens comme le GM Semyon Fourman par exemple.
A.K. En ce qui concerne Fourman, c’est arrivé assez tard. En 1969, lorsque je me suis qualifié pour le championnat du monde junior.
G.B Le fait de remporter le titre à Stockholm dans un tournoi qui avait lieu tous les deux ans fut-il l’élément décisif ?
A.K. Bien sûr, cela m’a facilité la vie en dégageant la route. Après Boris Spasski couronné en 1955, la concurrence était terrible. Ce titre m’a procuré des invitations pour obtenir des normes de grands-maîtres (A l’époque le titre de champion du monde junior ne donnait pas droit au titre de grand maître). En URSS il y avait de nombreux maîtres, très forts, qui pouvaient prétendre le devenir mais il y avait peu d’opportunité pour réaliser des normes. Le problème majeur - sortir du pays pour jouer des tournois internationaux -. Tous ceux qui parvenaient à le faire sont rapidement devenus grands-maîtres.
G.B. Le premier grand tournoi à l’étranger fut donc celui de Caracas au Venezuela en 1970 ?
A.K. Non, en réalité j’ai joué mon premier grand tournoi en Tchécoslovaquie en 1967. A l’origine c’était une erreur du secrétaire de notre fédération qui avait reçu deux invitations et pensait que c’était un tournoi junior. Les meilleurs joueurs tchèques y participaient, à l’exception de quelques grands-maîtres. J’étais accompagné par Viktor Kupreichik, mon aîné de deux ans, qui vient de nous quitter il y a quelques mois. Le tournoi se jouait fin décembre et début janvier. Aujourd’hui on a de la peine à imaginer que l’aéroport de Moscou avait été fermé pendant trois jours à cause d’une tempête de neige. Nous sommes arrivés en retard et les trois premiers jours j’ai dû jouer deux parties chaque jour. En théorie, je devais jouer dix heures par jour sans compter les ajournements. Dans les trois premières rondes j’ai « liquidé » l’équipe tchèque des étudiants. Il y avait parmi eux Jan Smejkal qui avait déjà la force d’un grand-maître. Lors des six premières rondes, j’ai affronté les plus forts obtenant cinq points sur six, pour terminer premier, invaincu. Dès le deuxième jour, après mes victoires, le public est venu nombreux et la presse locale a rapporté les exploits de ce jeune garçon, âgé de 16 ans, qui battait les meilleurs joueurs tchèques.
G.B. Est-il vrai qu’avant le match du siècle de 1972, qui allait permettre à Bobby Fischer d’être le 11ème champion du monde, tu as joué un match d’entraînement avec Boris Spasski, tenant du titre ?
K. Ceci aurait pu être un match d’entraînement mais Spasski n’avait pas vraiment travaillé les échecs. Nous avons joué une seule partie. Il avait obtenu une mauvaise position dans une Espagnole, j’ai fait une grosse gaffe et il a gagné. Après quoi il m’a dit : « Je suis bien entraîné, je n’ai pas besoin de jouer davantage ! »
Spasski était très différent de moi. Après mon titre de champion du monde junior, mon entraîneur m’a conseillé : « Ne demande pas à participer à des tournois trop vite, mais anticipe en proposant de jouer celui d’IBM en Hollande l’année prochaine. » Je me suis rendu au ministère pour faire ma demande et m’inscrire sur la liste du tournoi qui devait se jouer à Amsterdam en juillet 1970.
J’ai obtenu l’accord des Hollandais, après quelques doutes, car je n’étais encore que maître international, (il n’y avait pas encore de classement Elo) mais pour eux le titre de champion du monde junior était un gage suffisant. En mars, peu avant, Anatoly Bikhovsky, l’entraîneur des juniors, m’a interpellé :
« Tu n’iras pas à Amsterdam, Spasski s’est rendu au ministère et, devant les progrès réalisés par Bobby Fischer, il a souhaité jouer le tournoi IBM pour se préparer avec ses amis. »
En une minute la porte s’est refermée et se sont Boris Spasski, Lev Polugaïevski et Efim Geller qui ont joué à Amsterdam. (Polugaïevski et Spasski ont partagé la 1ère place.)
Caracas devint alors une fantastique opportunité. A l’époque le Président du Venezuela était Rafael Caldera, une figure comparable à Juan Peron en Argentine, qui réussit à exercer le pouvoir à nouveau deux décennies plus tard, ce qui est extrêmement rare en politique. Caldera aimait les échecs et avait décidé d’organiser un fort tournoi. Nous avons joué dans un hôtel qui tenait lieu de résidence des généraux près d’un camp d’entraînement militaire. C’était le meilleur à l’époque car sur le plan touristique le Venezuela n’était pas très développé et l’industrie pétrolière n’avait pas encore été dopée par les futurs « chocs pétroliers » qui surviendront quelques années plus tard.
G.B. Comment s’est passé le tournoi ?
A.K. Je menais jusque ce que je rencontre le GM Borislav Ivkov (le premier champion du monde junior), à l’époque il était candidat au titre mondial. Avec les noirs j’avais un pion de plus et il avait une minute pour quinze coups. J’ai raté un truc tactique et j’ai perdu en quelques coups. Il aurait certainement perdu au temps si je n’avais pas gaffé aussi rapidement. Encore sous le choc, j’ai perdu le jour suivant contre Kavalek et il m’a fallu deux autres nulles pour récupérer et partager la 4ème place.
G.B. Avec le recul, n’as-tu pas de regret de n’avoir pu jouer le match contre Fischer en 1975 ?
A.K. Bien sûr ! Cela aurait pu être l’une des grandes rencontres de l’histoire des échecs mais je ne pense pas que Fischer était prêt à jouer ce match.
G.B. L’obstacle était-il d’ordre psychologique ou était-ce les deux points refusés par la fédération soviétique, face aux exigences de Bobby, qui ont rendu ce match impossible ?
A.K. Bobby Fischer a présenté les choses d’une belle manière. Il a expliqué, en se référant au match « Capablanca-Alekhine » au premier des six victoires sans limite de parties, qu’il voulait lutter jusqu’à dix victoires avec un avantage au tenant du titre. Ce dernier pouvait arrêter le match après neuf victoires et être déclaré champion du monde. Il fallait donc que le challenger gagne dix à huit, soit deux points d’avance au minimum, pour gagner le match !
G.B. As-tu rencontré Bobby Fischer ?
K. Oui, je l’ai rencontré à trois reprises : au Japon, en Espagne et à Washington. Nos relations étaient très bonnes mais je pense que c’est le Président de la FIDE, Florencio Campomanes, qui le poussait à jouer le match. En ce qui me concerne, je voyais bien, après nos discussions, qu’il n’avait pas trop envie de jouer.
G.B. Viktor Korchnoï, ton grand rival, a disparu en juin 2016. Quel souvenir conserves-tu de ce lutteur fantastique, agressif et vindicatif après les matchs mémorables de Baguio et Merano ?
A.K. C’était un grand joueur d’échecs. Il a joué jusqu’à la fin de sa vie, toujours avec beaucoup de plaisir. Il travaillait beaucoup. Je ne pense pas qu’il avait un grand talent mais il compensait par un travail énorme. Toutefois, Viktor avait un problème psychologique. Il a déclaré, lorsque Fischer est arrivé au sommet, qu’il faisait partie de la génération battue par Fischer. Soudain Fischer a arrêté de jouer, alors qu’à son tour, il était parvenu au sommet de sa force, meilleur que Boris Spasski ou Tigran Petrossian. C’est à ce moment qu’il a cru qu’il allait devenir le prochain champion du monde. Mais j’étais là avec 20 ans de moins…
G.B. Que s’est-il vraiment passé en 1984 dans le premier match avec Garry Kasparov mené 5-0 ? Il revient à 5-3 et le Président de la FIDE Campomanes interrompt le match avec le prétexte que tu es épuisé physiquement.
A.K. Ils ont triché avec Campomanes.
G.B. Qui a triché ?
A.K. Les plus hautes autorités en Union soviétique ont abusé du pouvoir Campomanes. Heydar Aliyev, membre du Politburo, avait un grand pouvoir. C’était une figure de première importance en Union soviétique, deux ou troisième dans la hiérarchie. L’autre n’était autre que le ministre des sports, Marat Gramov, un sot, qui est à l’origine du boycott des jeux olympiques de Los Angeles en 1984. C’était un ami de Mikhaïl Gorbatchev et il lui avait dit que les athlètes russes ne pouvaient gagner contre les Américains et que le mieux était de ne pas participer. De leur rendre la pareille, puisque ces derniers avaient boycotté les jeux de Moscou en 1980.
G.B. C’était une décision politique et non la volonté des joueurs ?
A.K. Bien évidemment que non. Nous jouions dans la plus belle salle de Moscou, qui avait été utilisée pour les funérailles de Lénine en 1924, (la salle des colonnes de la Maison des Syndicats). Depuis cette époque, cette salle était utilisée pour les funérailles officielles. A ce moment-là, Konstantin Tchernenko, secrétaire du parti et Président du Praesidium du Soviet suprême, était cliniquement mort. Les dirigeants ont patienté une dizaine de jours. Pendant le match, déjà, nous avions subi deux interruptions de plusieurs jours parce que le ministre de la défense, membre du Politburo, était décédé et, un autre dont je ne souviens plus du nom. Les autorités avaient donc besoin à nouveau de la salle pour les funérailles de Tchernenko et ceci pour au moins une dizaine de jours !
C’était un problème politique alors qu’ils auraient dû nous laisser terminer au même endroit. La plus grosse bêtise que j’ai commise dans ma carrière de joueur d’échecs est d’avoir accepté de jouer contre Kasparov en Union soviétique.
G.B. Peu de gens connaissent cette histoire ?
A.K. Oui, tout le monde m’a présenté comme presque mort, tellement éprouvé par ce match. Pourtant trente-trois ans se sont écoulés, je suis toujours actif et ne joue encore pas si mal.
G.B. Aujourd’hui, alors que pour le profane, les noms « Karpov-Kasparov » sont aussi intimement liés que ceux de « Spasski-Fischer ». Quel est ton regard sur ce passé glorieux ?
A.K. Ce que je peux dire est que dans les années 1985, 1986, 1987, 1990 j’ai passé plus de temps avec Kasparov qu’avec ma femme !
G.B. Comment juges-tu la performance de Kasparov en 2017, sa tentative de revenir sur le devant de la scène, en jouant avec les meilleurs à Saint-Louis ?
A.K. Je n’ai pas aimé la manière dont il a joué. Probablement qu’il suit les évolutions du jeu et continue à se préparer mais c’est très difficile psychologiquement de revenir. Le système nerveux et la confiance en soi ne dépendent pas uniquement de la volonté. Tu ne peux pas donner un ordre à ton système nerveux.
G.B. Pour conclure avec Kasparov, ta victoire en 1994 au tournoi de Linares avec 11 points sur 13 (+9 =4) devançant Kasparov de 2,5 points est-elle l’un de tes plus beaux souvenirs ?
A.K. C’était probablement l’un des plus forts tournois de l’histoire à cette époque. L’enjeu était très important et prestigieux car j’étais le champion du monde de la FIDE après avoir battu Jan Timman à Djakarta et mes résultats étaient bons. Kasparov était le champion du monde de son système (PCA), vainqueur de Nigel Short. La question était donc - qui est le vrai champion du monde ? – A la conférence de presse de la cérémonie d’ouverture, Kasparov était tellement sûr de gagner qu’il a affirmé :
« Je ne veux pas discuter de qui est le meilleur. On va jouer ce très grand tournoi et celui qui gagnera sera le champion du monde. »
Et bien sûr, après le tournoi, il a complètement oublié d’avoir tenu un tel propos !
G.B. A Lausanne en 1998, en finale du championnat du monde FIDE, lorsque tu as remporté le match contre Vishy Anand dans les rapides, après un score égal obtenu en parties longues, comment as-tu vécu ce moment ? Je crois me souvenir que l’émotion était très forte et que tu as mis beaucoup de temps avant de revenir sur scène.
A.K. Oui, c’était un moment difficile parce que j’avais mieux joué dans ce match. J’ai gagné la première partie avec un sacrifice de Dame. Dans la deuxième, avec les noirs, j’ai joué avec beaucoup de force pour obtenir une position gagnante mais en dépensant beaucoup trop de temps. J’ai vu les variantes de gain mais après un coup joué par Anand dans le « zeitnot », j’ai commis une grave erreur et perdu une partie totalement gagnante. J’ai remporté la quatrième, La sixième et dernière, décisive, aurait dû conduire au partage du point car j’avais la nulle en vue. J’ai décidé, de manière complètement stupide, de jouer pour le gain. Les erreurs ont suivi presqu’immédiatement et j’ai perdu !
Au lieu de fêter ma victoire, j’ai rejoint l’hôtel pour tenter de trouver le sommeil. Cette nuit-là je n’ai probablement dormi qu’une heure. J’étais détruit. Le matin un ami, qui s’occupait de ma condition physique, m’a dit :
« Le seul moyen de retrouver la forme est de prendre des douches contrastées ».
J’ai alterné plusieurs douches chaudes et froides juste avant le match pour me retrouver assez en forme devant l’échiquier au début de l’après-midi. Je n’ai pas montré un jeu extraordinaire mais plutôt des nerfs extraordinaires en remportant les deux parties. J’ai joué passivement dans la première, pour me retrouver à court de temps avec trois minutes contre vingt pour mon adversaire. J’ai trouvé les seuls coups pour ne pas perdre immédiatement et Anand n’en croyait pas ses yeux. Lors du moment critique, il me restait vingt-cinq secondes (à l’époque l’incrément de temps était inconnu) alors que Vishy avait encore cinq minutes. Après l’avoir regardé, j’ai senti qu’il était prêt à accepter la nulle. J’ai sacrifié un cavalier pour deux pions avec l’intention de gagner ! Sous le choc, Anand s’est mis à trembler dans l’incapacité de pouvoir jouer. Il a encore perdu la deuxième partie. Bien sûr, après ce dénouement très éprouvant, j’avais de la peine à maîtriser mes émotions.
G.B. Après avoir retracé ces grands moments de ta carrière, peux-tu citer quelques personnalités qui ont particulièrement imprégnés, marqués tes souvenirs ?
A.K. J’ai du respect pour beaucoup de joueurs. J’étais en très bons termes avec Bent Larsen, ce qui peu paraître étrange car il s’affichait typiquement comme capitaliste, clairement antisoviétique. J’avais aussi de bonnes relations avec Svetozar Gligoric, Lajos Portisch, Wolfgang Uhlmann de l’Allemagne de l’Est et Lothar Schmid de l’Allemagne de l’Ouest.
G.B. Parmi la nouvelle génération, comment juges-tu tes successeurs comme Vladimir Kramnik ou Veselin Topalov ?
A.K. Topalov est très fort mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi il peut être tellement irrégulier. Parfois il joue très mal. Il aurait certainement pu faire mieux. Par contre, Kramnik joue encore très bien.
G.B. Et le tenant du titre Magnus Carlsen ?
A.K. Carlsen a gagné le titre facilement. Par la suite, il a eu quelques soucis. Le dernier match avec Karjakin a été une grande surprise, il était perdant. Sergeï a bien joué alors que Magnus jouait à 70, voire 80 % de sa force.
G.B. Maxime Vachier-Lagrave a-t-il l’étoffe d’un challenger ?
A.K. Maxime a beaucoup de talent. Si cette opportunité venait à se présenter, il est certainement plus en capacité de l’exploiter que Joël Lautier ou Etienne Bacrot avant lui.
G.B Le prochain tournoi des candidats aura lieu à Berlin en mars prochain. Que penses-tu du système actuel pour obtenir les qualifications. Un subtil mélange entre les points Elo, les « Grand Prix Fide », la Coupe du Monde et, cerise sur le gâteau, l’attribution d’une « Wild Card ». Est-ce un progrès par rapport à ce qui se faisait lorsque tu étais champion du monde avec le cycle des tournois zonaux, interzonaux, une formule assez fiable ?
A.K. En politique, on appelle cela du volontarisme. Je ne peux pas parler d’évolution positive avec tous ces changements. Ce qui est terrible c’est que les dirigeants de la FIDE ont changé le système du championnat du monde, très entêtés, et nous avons perdu dix ans en comparaison avec d’autres sports. Ensuite, ils se sont rendu compte que c’était une grande erreur. Avant, le championnat du monde d’échecs, du temps de Fischer et de mes matchs contre Kortchnoï et Kasparov, était très populaire avec une bonne visibilité au trois ou quatrième rang des évènements sportifs mondiaux. Aujourd’hui, les échecs se situent au-delà du quarantième rang, même le poker est plus important. On peut donc juger du leadership avec ce constat sur la notoriété du jeu d’échecs aujourd’hui, par rapport à ce qu’elle était autrefois.
Mais ce qui est très dangereux c’est d’avoir inventé de nouvelles règles. Les dirigeants sont entrés au cœur des échecs en opérant des changements d’une grande incompétence. Le roque par exemple, ils ont interdit de le jouer avec les deux mains, il faut d’abord toucher le roi avant la tour, sinon il faut jouer la tour. Pourtant, la singularité du roque c’est avant tout de déplacer deux pièces. Qui peut bien être le spécialiste des échecs qui a inventé une telle règle ! Autre exemple ; nous avons eu un cas récemment lors du championnat de Russie. Rafael Vaganian a fait une promotion d’un pion en Dame. Dans ce genre de situation, tu ne disposes pas toujours d’une deuxième Dame à proximité, surtout en zeitnot. Il a donc promu le pion sur la 8e rangée en disant –Dame - ! Les nouvelles règles considèrent que c’est un coup illégal car il faut avoir la deuxième Dame dans la main. Résultat, il a été puni et sanctionné par la perte de la partie. C’est quoi ce bazar !
G.B. Je ne voudrais pas tourner le couteau dans la plaie mais on peut ajouter la partie que tu as perdue au Cap concernant la règle des cinquante coups. Que s’est-il passé ?
A.K. C’est aussi la conséquence d’une règle stupide. Il y a une règle qui permet au joueur d’obtenir la nulle si cinquante coups se sont écoulés depuis la dernière capture ou une poussée d’un pion. L’arbitre doit intervenir après soixante-quinze coups et non pas cinquante, c’est incompréhensible ? Surtout dans des parties jouées à cadence rapide où l’on ne note pas les coups ! Ces nouvelles règles de la FIDE ne contribuent pas à favoriser le fair-play.
G.B. Comment vois-tu l’avenir de la FIDE, cela semble aussi confus que les nouvelles règles ?
A.K. Kirsan Ilioumjinov est président depuis 22 ans, peut-être que cela suffit !
G.B. Pourtant on ne perçoit pas encore une grande personnalité capable d‘unifier le monde des échecs?
A.K. C’est bien là le problème. Depuis Max Euwe, puis Fridrik Olafsson et même Florencio Campomanes au début, nous avions de fortes personnalités à la tête de la FIDE, entourées par des personnes compétentes venues de la politique, du monde des affaires. Depuis, tous les gens d’influence, tous ceux qui aimaient les échecs sont partis.
Qui exerce le pouvoir aujourd’hui ? Zurab Azmaiparashvili, président pour l’Europe, qu’est-ce que cela signifie ? Jorge Vega président du continent américain ou encore Mohammed Al-Hitmi du Quatar qui pourtant avait manifesté de l’intérêt pour le jeu d’échecs mais qui semble l’avoir perdu ? Il ne visite plus les tournois depuis deux ans !
G.B. Que peut-on espérer alors ?
A.K. Il faut espérer que les échecs entreront en force dans les écoles et, alors, il y aura des millions de joueurs et d’autres structures qui pourront se mettre en place.
A l’issue de cet entretien je posais la question :
G.B. Quelle partie dois-je publier pour accompagner cette interview, la plus caractéristique du style « karpovien » ?
A.K. Ma partie contre Spasski, du match des candidats de 1974. La retraite du cavalier sur b1 est en réalité un coup d’attaque qui s’intègre dans un plan stratégique exécuté avec des manœuvres positionnelles très précises.
Anatoly Karpov « commente »
Karpov,A (2700) - Spassky,B (2650), Candidats, Leningrad (9), 1974
1.e4 c5 2.♘f3 e6 3.d4 cxd4 4.♘xd4 ♘f6 5.♘c3 d6 6.♗e2 ♗e7 7.0–0 0–0 8.f4 ♘c6 9.♗e3 ♗d7
« Le développement prématuré de ce fou favorise les Blancs. 9…Dc7 et 9…e5 sont les autres possibilités. »
10.♘b3
« Les Noirs se préparaient à échanger le cavalier central et à placer le fou en première ligne par Fd7–c6. C’est pourquoi le retrait du cavalier est tout à fait opportun. »
10...a5?!
« L’avance du pion "a" est apparemment active mais stratégiquement douteuse. Les Blancs obtiennent un excellent point d’appui en b5 pour le cavalier et gênent les mouvements libérateurs des figures noires. »
11.a4! ♘b4
« Plus précis est 11...e5 12.♔h1 et seulement maintenant 12...♘b4 bien que 13.♗b5! ♗c6 14.♗xc6 bxc6 15.♕e2 donne alors aux Blancs une claire supériorité positionnelle. »
12.♗f3 ♗c6
« Les Noirs ne sont pas très chauds à l’idée de voir le cavalier revenir en d4 mais 12...e5 avec le fou passif en d7 était encore moins séduisant. » — 12…Fc6? est jugé fautif selon T. Karolyi dans son ouvrage « Karpov gains stratégiques » (Quality Chess 2011) supérieur 12...e5! 13.♕e2 ♕c8!? avec un jeu intéressant.
13.♘d4 g6
« Afin de pousser e6–e5, les Noirs doivent à présent affaiblir la forteresse de leur roi, autrement le cavalier sauterait de d4 en f5. »
14.♖f2 e5 15.♘xc6! bxc6 16.fxe5 dxe5 17.♕f1!
« La lutte tourne autour de la case c4 que les Blancs se disposent à occuper avec l’une de leurs figures. Si les Noirs parvenaient à les empêcher, leur position serait tout à fait satisfaisante. Retirer la tour sur la colonne f par 17.Td2 n’aurait pas de sens car on ne sait pas encore sur quelle colonne elle sera la plus active. »
17...♕c8
Au lieu de provoquer le coup suivant avec cette perte de temps, Botvinnik recommandait 17...♘d7!? 18.♖d1 ♕c7 +=
18.h3!
« Il ne faut naturellement pas permettre l’échange du cavalier contre le fou par 18…Cg4. »
18...♘d7 19.♗g4 h5?
« Préférable était 19…Dc7, retirant la dame du clouage tout en mettant les tours en liaison sur la 8e rangée. » Kasparov relève : un grave affaiblissement du roque !
20.♗xd7 ♕xd7 21.♕c4
« La dame arrive ainsi sur la case à laquelle elle se destinait. »
21...♗h4
« Une finale désagréable attendait les Noirs après 21...♕e6 22.♕xe6 fxe6 23.♖af1 »; Simple et plus logique était 21...♖ad8 (MI S.Collins)
22.♖d2 ♕e7 23.♖f1!?
« La perspective de gagner la qualité ne me plaisait guère après 23.♗c5 ♕g5 24.♖d7 (Kasparov renforce avec 24.♖ad1! ♖fd8 25.♖xd8+ ♖xd8 26.♖f1 ♖d7 27.♗xb4 axb4 28.♕xc6 et les Blancs sont clairement mieux.) 24...♘xc2 25.♗xf8 ♖xf8 les Noirs ont un actif contre-jeu. La colonne d ne saurait être, à elle seule, un facteur décisif, la case d8 étant en effet suffisamment défendue. C’est pourquoi il faut agir dans d’autres directions. »
23...♖fd8
24.♘b1!
« Le bon coup au bon moment ! Le cavalier se dirige vers une position plus active; ce qui pourrait arriver très vite, en particulier si les Noirs échangent les tours. C’est amusant, mais cette retraite inattendue du cavalier, avec toutes ses conséquences, n’est pas loin de représenter l’illustration la plus caractéristique de mon style et de ma créativité… »
24...♕b7 25.♔h2!!
« Il et rare de voir, en plein milieu de partie, le roi se charger lui-même de la restriction de l’activité d’un fou adverse. »
25...♔g7 26.c3 ♘a6
« Le moment est venu pour le cavalier noir de gagner la place qui l’attendait depuis longtemps. »
27.♖e2!
« Et maintenant les Blancs ne sont plus disposés à échanger leur tour car les pièces lourdes peuvent être plus utilement employées pour l’attaque sur la colonne "f". En outre, ce coup libère la case pour le cavalier et crée la menace 28.g3 Ff6 29.Tef2 Td6 30.Fg5. »
27...♖f8
Il ne fallait pas abandonner la colonne "d", plus tenace 27...♖d6 28.♘d2 ♖e8 selon Kasparov.
28.♘d2 ♗d8
Si 28...♗e7 29.♘b3! est fort (Kasparov).
29.♘f3 f6
« Les Noirs défendent le pion e5 et s’efforcent en même temps de neutraliser la pression sur la colonne "f". Mais l’attaque des Blancs est déjà irrésistible. »
30.♖d2!
« Les oscillations de la tour peuvent sembler illogiques. Elle a d’abord occupé la colonne "d", l’a quittée ensuite, et elle revient maintenant de façon décisive. »
Le tactique 30.♘g5! était aussi très fort rendu possible à cause de la mauvaise disposition des pièces noires 30...fxg5 31.♖xf8 ♔xf8 32.♕e6 +–
30...♗e7
« Sur 30...♘b8 31.♘g5 gagne sur-le-champ. »
31.♕e6 ♖ad8
« Il était possible de prolonger la résistance par 31...♘b8 comme si les noirs commençaient à ranger les pièces en vue d’une autre partie ! » 32.♘xe5! fxe5 33.♖df2! démolit la position.
32.♖xd8 ♗xd8
« Si 32...♖xd8 alors 33.♘xe5 ♕c7 34.♕f7+ ♔h8 35.♕xe7 ♕xe5+ 36.♕xe5 fxe5 37.♖f6 gagne. »
33.♖d1
« L’égalité matérielle règne sur l’échiquier. Le roi noir est pour ainsi dire à l’abri des menaces directes mais la position de Spasski se détériore à chaque coup. Les figures noires sont en effet dispersées et ne peuvent se défendre mutuellement. Maintenant, par exemple, il est impossible de défendre la 7e rangée par 33…Tf7 parce que le fou en d8 serait en l’air. »
33...♘b8 34.♗c5 ♖h8 35.♖xd8! 1–0
« Les Noirs abandonnent car 35...♖xd8 perd immédiatement après 36.♗e7! »
« La fin de cette partie produisit une impression indélébile. En général, je ne suis par un type que l’on surprend facilement et, pourtant, Tolya y est parvenu, n’utilisant pas plus de cinq minutes pour conclure avec une dizaine de coups splendides. » L’ex-champion du monde Tal
« Dans cette partie les blancs augmentent leur avantage minime, conservent sur l’échiquier les pièces utiles, refusant les échanges ; menacent à plusieurs reprises les Noirs et les forcent à affaiblir la couverture de pions de leur roi, les actions des pièces blanches sont coordonnées idéalement alors que les pièces noires n’ont pas le temps de se regrouper. Les Noirs parent les menaces directes mais sont obligés d’occuper des positions moins intéressantes. Les Blancs détruisent finalement totalement la coordination des pièces noires et créent les conditions nécessaires à l’achèvement tactique du combat. » Karpov
Je tiens à remercier le président de la Fédération Française des Échecs Bachar Kouatly, Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles, et le Musée Suisse du Jeu de La Tour-de-Peilz pour m’avoir permis de consulter l’importante bibliothèque de feu Ken Whyld.
Georges Bertola
Rédacteur en chef de la revue Europe-Echecs