Carl Schlechter (1874-1918)

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En bref

Le réveil de la grande faucheuse. Depuis le 11 novembre 1918 la paix était revenue en Europe avec la signature de l’armistice, mais un autre fléau frappait indistinctement les vivants; la grippe dénommée « espagnole ».

Alors qu’il était encore rédacteur en chef du « Deutsche Schachzeitung », le numéro de janvier 1919 annonce la mort de Carl Schlechter survenue le 27 décembre 1918.

Depuis le 11 novembre la paix était revenue en Europe avec la signature de l’armistice mais un autre fléau frappait indistinctement les vivants.

Le poète Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky alias Guillaume Apollinaire qui s’était engagé pour combattre au côté de la France dès 1915, gravement blessé à la tempe en 1916, atteint de congestion pulmonaire en janvier 1918, se retrouvait très affaibli lorsqu’il fut atteint par la grippe infectieuse qui ravageait Paris. Il succomba le 9 novembre 1918 après quelques jours de maladie. Depuis juillet, cette grippe dénommée « espagnole » se répandait dans toute la France.

Pourtant ce fut aux Etats-Unis, au Kansas, que l’un des premiers cas recensés apparut en mars 1918 dans un camp militaire. La maladie se répandit rapidement en Europe par le biais des mouvements des troupes alliées. Les pays en guerre censurèrent immédiatement cette information pour ne pas affecter le moral des troupes et des populations. Ainsi lorsque l’épidémie atteignit l’Espagne, épargnée par la première guerre mondiale, elle fut la première librement à en décrire les symptômes et les effets. C’est pourquoi cette grippe sera rapidement dénommée « espagnole ».

Les victimes se succédaient à un rythme infernal car depuis octobre la grippe avait contaminé 700 personnes par jour à Paris avec un bilan final catastrophique pour la France, plus de 200.000 morts entre avril 1918 et mai 1919. (La population était alors d’un peu plus de 38.000.000 d’habitants)

La France était alors très durement éprouvée par les restrictions alimentaires. De plus, la guerre qui l’avait opposée aux Empires allemand et austro-hongrois avait fait près de 1.400.000 victimes, sans compter les nombreux blessés et invalides.

Le camp des vaincus n’était pas épargné avec des figures de proues comme le peintre Egon Schiele, 28 ans, parmi les victimes emportées dans la fleur de l’âge ou l’écrivain Franz Kafka qui après l’avoir contractée en 1918 mourra en 1924 de tuberculose.

Carl Schlechter (1874-1918)

Ce fléau devait s’attaquer à l’une des figures remarquables des échecs de ce début de XXe siècle, Carl Schlechter, considéré comme le plus digne représentant de l’école viennoise. Le rédacteur en chef, Georg Marco, du « Wiener Schachzeitung » qui avait dû cesser sa publication en 1916, décrivit les caractéristiques essentielles de l’école viennoise :

— « Les conditions pour remporter une partie d’échecs découlent d’un bon développement. »
« Le niveau de qualité d’un tel développement dépend du niveau des connaissances théoriques. Seuls les génies du jeu peuvent jouer sans les connaître. »
« Manœuvrer à l’intérieur de son propre camp n’est recommandé uniquement que lorsque la position est suffisamment saine. Ceci est souvent utilisé dans la pratique pour gagner du temps. »
« Après un complet développement doit suivre l’attaque. »
« La finale doit être étudiée intensément. »

L’un des reproches était qu’elle focalisait trop sur la recherche de l’équilibre, l’égalisation de la position en amenant des positions trop statiques où l’absence de contre-jeu les rendaient peu dynamiques.

En 1893, Marco, considéré comme un Maître viennois de première force, affronta le jeune Carl Schlechter, âgé de 19 ans. Le résultat fut surprenant ; 10 parties nulles. Emblématique pour celui que l’on désignera plus tard comme « le roi de la partie nulle » !

Voici l’une des premières parties, loin des critères de l’école viennoise, qui retint l’attention du monde échiquéen même si le nom du vainqueur n’apparaît pas dans le « Deutsche Schachzeitung » en février 1894. Une défaite que Bernhard Fleissig (1853-1931) chercha à minimiser comme jouée dans une simultanée ou certaines publications à la masquer sous l’appellation « Schlechter contre un Amateur ! »

Cette partie fut dénommée « L’immortelle de Schlechter ». Le traitement de l’ouverture de la part des blancs n’est pas recommandable pour en faire un prix de beauté mais la réfutation est exemplaire.

Fleissig,Bernhard - Schlechter,Carl, Vienne, 1893. Ouverture Sokolsky [A00] [Georges Bertola]

1.b4

Un coup attribué au maître soviétique Sokolsky qui l’a beaucoup pratiqué. Avant lui, Tartakower l’avait dénommé ouverture Orang-Outan, mais ce coup avait déjà ses adeptes au XIXe siècle !

1...e6 2.b2 f6 3.a3

Cette réaction timorée n’a pas bonne réputation, 3.b5 est la suite critique retenue par la théorie.

3...c5 4.b5?!

Préférable 4.bxc5 xc5 5.e3 0-0 6.f3 = joué par le GM Larsen.

4...d5

Les noirs se sont emparés du centre sans combattre.

5.d4?

Plus prudent 5.e3 d6 6.f3 0-0 mais les noirs n’ont aucun problème.

5...a5+

Menace le pion « b5 » avec initiative.

6.c3 e4

Après 6...♘e4

7.d3?

Un peu mieux 7.e3 et si 7...xc3 8.d2 =+

7...cxd4! 8.xd4 c5 9.xg7

N’est pas meilleur 9.a4 avec cette jolie variante 9...xc3+!? 10.xc3 xf2+ 11.d1 xc3+ 12.d2 xa4-+

9...xf2+ 10.d1

Après 10.♔d1

10...d4!!

« Un coup génial dont la correction reste cependant à vérifier. » Deutsche Schachzeitung

11.xh8+ e7 12.xc8?

La lutte pouvait se poursuivre après 12.f3 xc3+ 13.xc3 xc3 14.b1 d7 15.e4 =+

12...d7!

Très fort est 12...dxc3 mais ce coup attise l’attitude matérialiste de l’adversaire.

13.xa8?

Conduit à un mat forcé. Insuffisant 13.c4 dxc3 14.c1 d8! 15.xe4 f6+ 16.d3 xd3+ 17.exd3 xg1 18.xg1 b6 19.h1 g4-+

13...dxc3

Plus précis 13...xc3+! mais la position est sans espoir.

14.c1 xb5 15.f4

Ou 15.f3 d5+ 16.d2 e3! avec la menace 17…cxd2 suivi de 18…Cf2.

15...d5+ 16.c1 e3+! 17.xe3 f2 0-1

Après 17...♘f2 0-1

Sans attendre 18.xf2 d2+ 19.b1 d1+ 20.a2 xc2#

Brillante miniature de la part d’un jeune homme de 19 ans, un petit chef-d’œuvre sur le plan tactique. Cette partie influença les organisateurs du célèbre tournoi de Hastings 1895 qui lui envoyèrent une invitation.

« Mon premier souvenir de Schlechter remonte à 1895, au tournoi de Hastings qui l’avait rendu célèbre. Nous l’appelions alors un peu irrespectueusement le Roi de la partie nulle. Au début, il s’affichait avec fierté comme un représentant digne et fidèle des traditions du « Monde pacifique viennois » comme aimait à le dire Tarrasch avec dédain. Mais Schlechter savait déjà beaucoup d’autres choses que de ne pas perdre une partie et il forçait le respect malgré son jeune âge. Tous ceux qui ont connu Schlechter se souviennent de son sourire. Dans ce sourire se traduisait tant de son être discret et noble qui de temps en temps était traversé par un humour viennois posé et authentique. » Gustaf Collijn rédacteur de la revue « Tidskrift för Schack ».

La défense de Budapest

Carl Schlechter est entré définitivement dans la grande histoire des échecs en 1910 en créant une énorme surprise. Il avait réussi à tenir tête à Emmanuel Lasker dans un match en 10 parties ! (A l’origine, il devait se jouer en 30 parties mais c’était sans compter sur l’absence de mécène ou autre soutien.) Jusqu’ici Lasker, couronné champion du monde en 1894 après avoir vaincu Steinitz (+10-5 =4), avait écrasé avec facilité tous les prétendants (match revanche contre Steinitz 1896-97 (+10 -2 =5); Marshall 1907 (+8 –0 = 7); Tarrasch 1908 (+8 -3 =5); Janowsky (+7 -1 =2).

Il faut relever que Lasker avait un score clairement positif contre Schlechter (+5 -2 =12), ce qui n’était pas le cas pour beaucoup de prétendants au titre comme Chigorin (-10 +6 =9), Gunsberg (-4 =4) Janowskyi (-20 +16 =13).

Carl Schlechter et Emmanuel Lasker en 1910

« Ce fut finalement Schlechter qui s’avéra le plus dangereux parmi les contemporains de Lasker. La progression de Schlechter comme Maître d’échecs fut lente mais lorsqu’il arriva à maturité, il fut le plus grand dans tous les domaines du jeu. Tous les comptes-rendus sur Schlechter le dépeignent comme un homme exceptionnellement bon et aimable. Il n’avait pas l’instinct de compétition profondément inculqué qui est la marque des immortels champions, et ce fut ce défaut qui fit de lui seulement un Grand-Maître au lieu d’être l’un des plus grands. » Fred Reinfeld

Avant le match de 1910, Schlechter avait remporté une belle partie au tournoi de Cambridge Springs, et ce fut sa seule victoire en tournoi contre le champion du Monde.

« Alors que la combinaison transforme les valeurs matérielles, la vérification et la confirmation de ces dernières proviennent du jeu positionnel. » Lasker

Schlechter, réputé pour son solide jeu positionnel, était capable de relever les défis aventureux du jeu de combinaisons.

Schlechter,Carl - Lasker,Emanuel, Cambridge Springs Cambridge Springs (11), 1904. Gambit Dame [D55] [Georges Bertola]

1.d4 d5 2.c4 e6 3.c3 f6 4.g5 e7 5.e3 0-0

Dans une partie contre Marshall (Match de 1907) Lasker poursuivit avec la variante qui porte son nom après 5...e4!? 6.xe7 xe7 7.cxd5 xc3 8.bxc3 exd5 9.b3 c6 une majorité sur l’aile Dame, un fou c8 « libre » et un avantage de développement offrent aux noirs des chances égales.

6.f3 b6 7.d3 b7 8.cxd5

Après 8.cxd5

8...exd5

Lasker hésita pendant 30 minutes avant de fermer la diagonale 8...xd5 était une option intéressante.

9.e5!?

La suite logique est 9.0-0 bd7 10.e2 c5 11.a6 c8 12.xb7 xb7 13.dxc5 bxc5 Geller-Simagin (URSS 1961) et la défense des pions pendants est une source de préoccupation pour les noirs.

9...c5 10.c1 c6 11.0-0 xe5

Inférieur 11...cxd4 12.xc6 xc6 13.e2 suivi de 13.Cxd4 +=

12.dxe5 e8

12...e4! donnait une partie plus facile. » Georg Marco. Par exemple 13.xe7 (13.f4!?) 13...xe7 14.f4 xc3 15.xc3 f6 =+

13.f4 f5

A double tranchant mais permet de fermer la diagonale « b1-h7 ».

14.c2 g5!?

Jugé fautif, Georg Marco recommandait de consolider le roque avec 14...g6 suivi de 15…g7.

15.g3 f4?

« C’est ici que les noirs creusent leur propre tombe ! » Tarrasch
A considérer 15...d7! car depuis la 7e traverse la Dame pouvait intervenir en défense après 16...f4 17.xh7+ h8 18.g6 d8!

16.xh7+!

Lasker avait prévu 16.exf4 gxf4 17.xh7+ h8 18.g6 c8 (insuffisant est aussi 18...g7 19.h6 g5 20.h3 fxg3 21.d3+ h4 22.fxg3+-) 19.h6 g5 sans tenir compte de 20.xf8+ xh7 21.xf4+-

16...h8 17.g6!

Avec la terrible menace si 17…fxg3 18.g8! et le mat est imparable.

Après 17.♕g6!

17...f6

« Rien de mieux. Mais ce sont les noirs qui donnent du matériel au lieu d’en gagner et leur roque n’en reste pas moins délabré. » Le Lionnais

18.exf6 xf6 19.h5 g7 20.xg5+ xh7 21.xf4 g6 22.h5+ g7

Avec 2 pions et un Roi noir très exposé, les blancs ont obtenu un avantage décisif.

23.fd1 d4 24.g3

Plus simple 24.e4! xe4 25.e5++-

24...g5?! 25.e5+!

Permet de précariser davantage le Roi noir en améliorant l’activité des pièces blanches.

25...g8 26.h8+ f7 27.h7+ e6 28.g3 dxc3?

 Précipite la fin.

Après 28...dxc3?

29.xd8 cxb2 30.dd1 bxc1 31.xc1 d8 32.f4 gd5 33.e4 d1+ 34.xd1 xd1+ 35.f2 d4 36.f5+ d7 37.e5 1-0

Après 37.e5 1-0

Cette partie fut récompensée par le baron Rothchild d’un prix de beauté de 100 dollars.

L’une des dernières victoires de Schlechter contre un Maître de grande renommée fut celle jouée dans le tournoi d’avril 1918 au Kerkau Palast à Berlin. Elle est une illustration de ce style d’une prudence parfois excessive, cauteleux, héritage de l’école viennoise.

Jacques Mieses

Schlechter,Carl - Mieses,Jacques, Berlin Vier Meisterturnier Berlin (3), 22.04.1918. Défense Sicilienne [B41] [Georges Bertola]

1.e4 c5 2.f3 e6 3.d4 cxd4 4.xd4 a6 5.e2 c7 6.0-0 f6 7.f3?!

Ici le Fou est mal placé 7.c3 d6 8.f4 est plus dynamique.

7...d6 8.e3 bd7 9.d2 e7 10.c4

L’étau Maroczy exerce sa pression sur la case d5.

Après 10.c4

10...0-0 11.c1 e5 12.e2 d7 13.h3 ac8 14.a3 b8

Avec l’idée de déverrouiller la position avec la poussée b5.

15.b3 fd8 16.g4!?

A double tranchant mais amène du venin dans la partie.

16...d5?

Dicté par le principe qu’une action latérale doit être contrée par une réaction centrale.

17.cxd5 exd5 18.exd5 xc1 19.xc1

Après 19.♖xc1

19...c8?

L’erreur décisive. Il a été proposé 19...e8 20.f5 f8 avec des chances égales mais 21.d6! assure un net avantage blanc car les noirs ne peuvent récupérer le pion facilement.

20.c6! xc6 21.dxc6 d5 22.f3 e6 23.xd5 xd5 24.xb7 d8 25.c7 c8 26.xc8+ xc8 27.c4 c5 28.xc5 xc5 29.d1 1-0

Après 29.♖d1 1-0

Le destin tragique de Carl Schlechter n’est pas sans rappeler celui du crépuscule de l’empire des Habsbourg. En décembre 1918 il fut invité par le club de Budapest pour disputer un tournoi. Il se présenta amaigri, le visage émacié et enregistra le plus mauvais résultat de sa carrière en finissant dernier. Le 21 décembre il donna sa dernière simultanée et s’apprêtait à retourner à Vienne. Voici ce qui nous dit R. Spielmann dans la première biographie consacrée à Schlechter (Stockholm 1924) :

Les participants du tournoi de Cambridge Springs 1904

« Le 23 décembre ses amis l’ont accompagné à la gare car il voulait être rentré auprès de sa mère pour la veillée de Noël. Mais le lendemain il fut de retour au club d’échecs, très las et complètement absent. Avant le départ du train sa valise et toutes ses économies lui avaient été volées dans l’immense chaos qui régnait à la gare. C’était une évidence pour les organisateurs que de le dédommager et, le 26, il était à nouveau prêt à partir. Au moment de quitter le club, il fut victime d’un malaise et dut être transporté à l’hôpital. Il fut conscient jusqu’à la fin, ses dernières paroles furent pour sa mère dont il était le seul soutien. Il mourut le 27 décembre à 2 heures du matin. Comme cause de décès les médecins diagnostiquèrent un ancien problème pulmonaire, aggravé par les privations et la malnutrition. Selon une autre version, il a été emporté par la grippe espagnole. »

Georges Bertola

Je tiens à remercier le Musée du Jeux de La Tour-de-Peilz — www.museedujeu.ch — pour m’avoir permis de consulter l’importante bibliothèque de feu Ken Whyld.

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