Mir Sultan Khan et « Miss Fatima »

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Mir Malik Sultan Khan (1905 - 25 avril 1966)

En bref

L’esclave qui aurait pu être champion du monde d'échecs. Mir Malik Sultan Khan (1905 à Mithka Thavana, Pendjab, actuel Pakistan - 25 avril 1966 à Sargodha, Pakistan). Et la championne qui n'avait même pas de nom « Miss Fatima. » Par Jean Staune.

Dans n’importe quel sport, le public aime voir un outsider sortir de nulle part et bousculer les champions. Mais aujourd’hui, avec la professionnalisation de la plupart des activités, cela n’arrive qu’au cinéma, dans des films comme Rocky. C’est tout particulièrement impossible dans les échecs, où un énorme travail de préparation est nécessaire avant de pouvoir prétendre défier un grand-maître. Et pourtant ne serait-ce pas extraordinaire si un homme n’ayant jamais étudié les échecs battait, grâce à son seul talent, un champion du monde, comme dans Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig ?

Un homme a réalisé cela dans les années 30 : il a battu Capablanca en personne (certes il n’était plus champion du monde, mais toujours au sommet de sa forme) mais aussi Frank Marshall ou Tartakover. Il annulé avec Alekhine, le champion du monde en titre, et avec Max Euwe, le futur champion du monde, sans jamais avoir appris la moindre ouverture, sans rien connaître de l’histoire des échecs ou des styles de ses adversaires et même, la plupart du temps... sans roquer !

Mir Malik Sultan Khan (1905 - 25 avril 1966)

On ne croirait pas une telle histoire si on la voyait au cinéma et pourtant Mir Sultan Khan a bien accompli tout cela ! Contrairement à ce que pourrait laisser croire son nom, il ne s’agissait pas d’un sultan mais d’un... esclave. Enfin, pour être plus politiquement correct, d’un « serviteur » d’un Maharaja du Pendjab, Sir Umar. Mais on peut parler de quasi esclave étant donné le type de rapport entre serviteurs et maîtres qui pouvait exister dans l’Inde de cette époque. Quand il arrive en Angleterre en 1929, où son maître conseille le gouvernement britannique sur la façon de contenir l’expansion du nationalisme hindou (on dirait de nos jours que c’était un collabo), il a 24 ans et il est déjà le plus fort joueur du Pendjab dans la version indienne des échecs. À la demande de son maître, il a appris les règles de la version occidentale du jeu et a remporté le championnat de l’Inde avec 8,5/9.

Sultan Khan contre le franco-polonais Xavier Tartakower lors de leur match disputé en 1931.

Dès sa première participation il remporte, à la surprise générale, le championnat de Grande-Bretagne 1929 (il le gagnera encore en 1932 et 1933). Comme le roque n’existe pas dans les échecs indiens, il joua de nombreuses parties sans roquer, y compris lors de sa victoire contre Capablanca ou de sa nulle contre Alekhine. Même dans les années 30, ne pas connaître les ouvertures aux échecs était totalement rédhibitoire pour jouer au plus haut niveau, pourtant Sultan Khan n’avait jamais appris la moindre théorie (ni lu aucun livre, étant analphabète).

Son génie lui permettait de compenser en milieu de partie ce manque de connaissances concernant les débuts. Il avait également un sens très aigu des finales, toujours sans connaître la théorie des fins de parties. Il n’avait par contre aucun sens de ses intérêts : après sa légendaire victoire contre Capablanca au tournoi de Hastings en 1931, il pouvait gagner celui-ci en faisant match nul contre Max Euwe, or il refusa la proposition de nulle de ce dernier et perdit ! On pourrait prendre cela pour du panache, mais il était d’une grande humilité. Simplement la proposition de nulle ne faisait sans doute pas partie de son univers. Du moment qu’on joue, pourquoi s’arrêter avant la fin ?

Indian chess champions of the early 20th century

En 1933, son maître rentra en Inde et l’emmena avec lui. Il n’eut plus l’occasion de jouer aux échecs et on n’entendit plus jamais parler de lui. C’est seulement bien des années après sa mort (en 1965) que celle-ci fut connue dans le milieu des échecs. Sir Umar a ainsi décapité la carrière de celui qui aurait peut-être pu devenir, avec un entraînement professionnel et quelques années le travail, un des plus grands joueurs d’échecs de tous les temps. Certes, il est impossible de savoir s’il aurait pu être champion du monde, mais au vu de ce qu’il a réalisé en seulement 4 ans, ce n’est pas impossible. De plus, il était tuberculeux et le climat anglais était pour lui une véritable torture, il était donc malade en permanence, ce qui, a posteriori, donne encore plus d’éclat à ses performances.

Dessin de Mir Malik Sultan Khan

La vie de serviteur de Sir Umar ne devait pas être facile. Ruben Fine raconte que l’équipe américaine voulu rendre visite à Sultan Khan. Pour cela une seule solution : aller rendre visite à Sir Umar, Sultan Khan n’ayant pas de « permission de sortie ». Sir Umar les reçus en leur expliquant qu’il leur faisait un grand honneur, car, habituellement, « il ne parlait qu’avec ses chiens »1. Ensuite il les invita à déjeuner pour raconter ses exploits dans les chasses au tigre et, très gênés, ils furent servi à table par... Sultan Khan !

Même si Mir Sultan Kahn a dû être grisé par les moments extraordinaires qu’il a vécus, il ne semble pas qu’il ait beaucoup regretté la fin prématurée de sa carrière de champion, trop heureux de retrouver le climat indien. Il n’a jamais appris les échecs à ses enfants, leur conseillant de se diriger vers une activité « plus utile ». Néanmoins son parcours illustre, comme celui d’Adrien Hervais, les potentialités inouïes de l’esprit humain... et le fait trop souvent ignoré que le jeu d’échecs est un des principaux vecteurs pour les révéler.

1. Authentique ! Voir le témoignage de Fine dans Lessons From My Games, New York, 1958, pp. 24-25

Quelques parties de Mir Sultan Khan

La championne qui n'avait même pas de nom

Dans ma chronique précédente, je vous ai parlé de l’extraordinaire et météoritique trajectoire de Mir Sultan Kahn, qui pendant les quatre années où il accompagna son maître Sir Umar en Angleterre, démontra qu’il était au minimum un des 10 meilleurs joueurs du monde... sans avoir appris aucune ouverture, sans avoir pu lire aucun livre, étant analphabète, et jouant souvent sans roquer, ce coup n’existant pas dans les échecs indiens !

Mir Sultan Kahn et Fatima (au centre), champions de Grande Bretagne en titre, rentrent en Inde en janvier 1934, suivant leur maître Sir Umar (à gauche). Ils ne rejoueront plus jamais aux échecs.

Mais ce que l’on ne sait pas, c’est qu’il existe également un Mir Sultan Kahn féminin, et le plus incroyable, c’est qu’il s’agit également d’une servante de Sir Umar ! Il faudra un jour que des historiens essayent d’enquêter (si ce n’est pas trop tard, car il semble rester très peu de traces) sur les raisons qui firent que tant de serviteurs de Sir Umar jouaient aux échecs alors que lui même semblait bien incapable d’y jouer. Dans un des trop rares documents qui retrace la vie de Mir Sultan Kahn, un documentaire anglais de 1990, The Sultan of chess, on entend les témoignages de deux de ses anciens collègues, selon lesquels les serviteurs de ce Maharaja du Pendjab étaient nombreux à jouer aux échecs. Néanmoins, au vu de l’ouverture qu’on les voit – très rapidement – faire à l’écran, ils n’ont pas l’air d’un niveau extraordinaire. Comment une telle génération spontanée et simultanée de deux champions est-elle possible ?

En même tant que Sultan Kahn, Sir Umar emmena en Angleterre une jeune fille dont on ne sait même pas l’âge avec certitude. Contrairement à Sultan Kahn, qui servait Sir Umar à table, sa fonction auprès de lui n’est pas précisée... En 1932 pour son premier tournoi d’échecs, et même pour ses premiers matchs tout court, elle termine sixième du championnat d’Angleterre féminin. Et l’année suivante en 1933, à 19 ou 21 ans selon les sources (elle serait née en 1914), elle devient la plus jeune championne d’échecs d’Angleterre, gagnant le tournoi avec... trois points d’avance.

Or, elle n’avait même pas de nom. Encore aujourd’hui, dans la liste officielle des championnes anglaises d’échecs, elle est désignée sous le nom de « Miss Fatima », un cas absolument unique ! Pour des serviteurs qui étaient souvent de quasi esclaves, les noms n’étaient pas forcément nécessaires. On peut imaginer la satisfaction de Sir Umar en 1933 (un homme assez détestable par ailleurs – voir l’anecdote rapportée par Ruben Fine dans ma chronique précédente) en se remémorant Louis de Funès disant avec satisfaction, dans La Folie des grandeurs : « le roi cocu par mon valet, c’est ça ma vengeance ! ». 

Les championnats masculin et féminin d’échecs d’Angleterre 1933 remportés par deux de ses serviteurs ! Des analphabètes sortis des campagnes d’un pays colonisé battant toute la « gentry » anglaise ! Simplement impensable! La carrière de Miss Fatima fut encore plus courte que celle de Sultan Khan. Elle aussi disparut de la circulation quand, en janvier 1934, Sir Umar repartit en Inde avec tous ses serviteurs (cf photo ci-jointe, une des très rares qui existe de Miss Fatima). 

Je n’ai pu retrouver qu’une seule partie d’elle [Nous avons trouvé 3, voir dans l'applet ci-dessous. NDLR], alors qu’il existe 133 parties de Sultan Kahn dans les bases de données, une partie, disputée lors du fameux championnat de 1933, où elle « achève » promptement Agnès Stevenson (quatre fois championne d’Angleterre), qui était pourtant sans doute la deuxième plus forte joueuse du monde de l’époque, après l’intouchable Vera Menchik. Sa victoire a attiré l’attention sur elle, au point qu’elle a pu disputer une partie amicale avec Winston Churchill (qu’elle a écrasé, après avoir envisagé de perdre exprès par bienséance) et même rencontrer la Reine Mary (femme du Roi Georges V), qui lui a dit qu’elle trouvait les échecs bien trop compliqués pour elle. 

Elle a vécu assez longtemps pour pouvoir témoigner (dans une pièce où les murs et le carrelage sont décorés d’échiquiers – une réminiscence de sa brève gloire passée ?) dans le documentaire de 1990 susmentionné. Contrairement à Sultan Kahn, elle aurait aimé rester en Angleterre (elle ne dit pas si c’était pour jouer aux échecs, ou parce que le mode de vie britannique était, même pour une servante, plus confortable que celui d’un petit village de l’Inde des années 30). Bien qu’il semble qu’extrêmement peu de documents existent sur sa vie, peut-être qu’un jour certains historiens des échecs pourront retrouver d’autres de ses parties pour mieux cerner cette championne qui n’a jamais eu qu’un prénom. Article de Jean Staune, paru dans la revue Europe-Echecs N°665 de mai 2016.

Trois parties de « Miss Fatima »

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