En bref
Magnifique étape aujourd'hui, que ce contre la montre entre Arc-et-Senans et Besançon. Si pour Dali, la gare de Perpignan est le centre du monde, je suis de ceux qui le placeraient plutôt dans cette saline Royale d'Arc-et-Senans, chef d'oeuvre classé au patrimoine mondial de l'architecte des Lumières Claude-Nicolas Ledoux. Voilà bien l'architecte le plus emblématique de l'esprit des Lumières, architecte réinventant le néo-classicisme, parent de l'esthétique des ruines, architecte utopiste représentatif de toute une pensée dont Jean Starobinski, l'auteur de "Rousseau, la transparence et l'obstacle" a parlé mieux que personne dans son livre magistral "l'invention de la Liberté" et dont nous sommes tous un peu les héritiers. Cela étant, si ce génie a été incompris et emprisonné pour s'être trop enrichi, les travaux récents sur ses archives révèlent, qu'à l'instar de nos contemporains des métiers du bâtiment, la filouterie n'était pas absente puisqu'il facturait des murs épais en pierre au prix de la pierre alors que l'intérieur était rempli de plâtre et de remblais !
Mais, comme le disait Zweig dans sa biographie d'une autre figure du XVIIIème siècle, Casanova, "en dernière instance, ce qui compte, ce n'est pas la moralité, mais l'intensité" et Ledoux fut d'évidence avec intensité un des plus grands penseurs du monde nouveau, un esprit très français par la rigueur, la clarté et l'éclat de ses créations.
Tout cela au moment ou Diderot écrivait le "neveu de Rameau" dont l'action se déroule au "Café de la Régence", repère des joueurs d'échecs que fréquentait le compositeur Philidor, dont le nom orne le fronton de l'opéra de Paris, champion du monde de son temps et théoricien de l'idée, déjà annonciatrice des bouleversements révolutionnaires, que "les pions sont l'âme du jeu d'échecs".
Et sans doute y a-t-il dans ce Tour de France lui-même, qui traverse les beautés d'un pays portant dans l'harmonie de ses paysages la marque de la raison, dans ses valeurs de l'héroïsme et de l'exploit, dans la rigueur implacable de l'organisation du groupe Amaury, dans ses épopées, dans la mobilisation populaire de tout un peuple joyeux massé le long du parcours, une des manifestations les plus significatives d'une identité française faite de panache et de fantaisie, de liberté et de rigueur, de d'Artagnan et de Cyrano, de Voltaire et de Gavroche, de Pascal et de Frédéric Dard, de Léon Bloy et de Talleyrand, de Clémenceau et d'Edgar Faure, beaucoup plus authentique que l'image pesante d'un peuple social-démocrate, raisonneur et ennuyeux, pontifiant et sérieux où l'on a voulu nous enfermer.
C'est donc en toute liberté, débarrassés des contraintes du peloton, que les coureurs se sont donc élancés pour ce contre la montre, dans cette chère région de Franche-Comté, ancienne possession espagnole qui a conquis sa liberté et conservé longtemps ses franchises, dont le premier Président fut longtemps Edgar Faure, créateur en 1952 des ensembles qui deviendront les régions françaises. Ils sont même passés non loin du superbe village de Baume-les Dames - évidemment à fond de teint!
A l'arrivée, c'est la Cité de Besançon, dotée comme Rome, la "Ville éternelle" de sept collines, dominée par une citadelle d'un autre génie de l'esprit français, Vauban, génial ingénieur militaire mais aussi admirable théoricien de la fiscalité, disgracié comme c'est souvent le cas pour l'intelligence de ses conseils et le caractère insolemment supérieur de son esprit.
Mais Besançon poursuit à sa manière cette tradition de l'esprit français et du génie national, non seulement à cause de la saucisse de Morteau, du vin jaune et de la cancoillote, mais parce qu'elle abrite un autre phare du patrimoine français et européen des échecs, notre chère revue Europe-échecs, référence du monde francophone qui poursuit cette tradition d'écriture sur les échecs qui, du traité de Philidor au "Palamède", du "Bréviaire des échecs" de Tartakover aux "prix de Beauté" de Le Lionnais, a donné certains des plus grands chefs d'oeuvre de l'histoire du jeu. Et sous la direction de Bachar Kouatly, premier grand-maître international français l'année justement du bicentenaire de la Révolution, pétillant d'initiatives, comme cette association originale au Tour de France, la revue, confrontée à la crise générale de la presse, a su prendre le tournant du numérique et donner naissance à un site qui est l'une des références dans le monde, avec des connexions provenant de dizaines de pays.
En tout cas, à Besançon, aujourd'hui, les coureurs ont pensé à l'histoire et se sont souvenus que quatre vainqueurs du contre la montre de Besançon - capitale française de l'horlogerie -, dont Charly Gaul, Anquetil et Lance Amstrong, sont arrivés à Paris avec le maillot jaune et ont voulu profiter ce cet heureux présage. Et c'est en effet le maillot jaune et favori Bradley Wiggins qui remporte sa première étape sur le tour, distançant lors de cette étape de peu le valeureux Français Sylvain Chavanel qui pointe à la cinquième place.
Pendant ce temps, digérant le pion d6, repris par le reste du monde, Anatoly Karpov se préparant à voir l'arrivée dans la ville de naissance de Victor Hugo, après quelques instants de Contemplations, se demandant si ce coup pouvait vraiment entrer dans la légende des siècles, a tranquillement sorti en f3 un Cavalier vêtu de probité candide et de lin blanc.
Yves Marek
auteur de "Art, échecs et mat" (éditions Actes Sud)